Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/39

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— Ils se nourrissent surtout avec du lard et des haricots, dans la vallée.

Il lui fut impossible de juger de l’effet que cette remarque produisit sur sa compagne, car il était trop grand pour pouvoir regarder sous son petit chapeau de paille. Voyant qu’elle ne répondait pas, il lança un autre ballon d’essai :

— Le dimanche, c’est du mouton qu’ils mangent, déclara-t-il.

Mais, hélas, il n’obtint pas plus de succès que la première fois. Parole d’honneur, on aurait même dit que cela la faisait rire. Incontestablement, le Patron était dans l’erreur, et le malheureux jeune homme commençait à désespérer, quand la vue d’une cabane en ruines, sur le bord de la route, lui suggéra une nouvelle inspiration.

— C’est Jack le Cokney qui avait bâti ça, dit-il, et il y a vécu jusqu’à sa mort.

— De quoi donc est-il mort ? interrogea la jeune fille.

— D’avoir trop lampé de cognac trois-étoiles, répliqua Abe sans hésiter. Quand il est tombé malade, je suis venu souvent passer la nuit auprès de lui. Pauvre diable ! il avait une femme et deux enfants là-bas, à Putney. Il délirait pendant des heures entières et m’appelait Polly, croyant que j’étais sa femme. Il était complètement fauché, il ne lui restait pas un liard ; mais les compagnons ont organisé une collecte, et on a ramassé assez d’or rouge pour lui permettre de se soigner. Il est enterré là, dans ce puits que vous voyez. C’était le sien ; alors, on l’a tout bonnement descendu dedans, et puis on l’a comblé.

Mlle Carrie semblait, à présent, s’intéresser davantage à ce qu’il lui racontait.

— Est-ce qu’il en meurt souvent ainsi ? questionna-t-elle.

— Dame, l’eau-de-vie en tire pas mal ; mais il y en a encore plus qui se font descendre… qui sont tués d’un coup de revolver, quoi.

— Vous ne comprenez pas ce que je vous demande. Je voulais savoir s’il y en a beaucoup qui meurent comme cela tout seuls et dans la misère, sans personne pour s’occuper d’eux ?

Et tendant sa petite main vers les baraquements qui étaient au-dessous d’eux, elle ajouta :

— Dire qu’il y en a peut-être un, là, qui est en train de mourir comme cela en ce moment ! Oh ! c’est atroce !

— Ma foi, pour le quart d’heure, je ne connais personne qui soit sur le point de « claquer », mam’zelle.

— Vous devriez bien parler un peu moins argot, monsieur Durton, dit Carrie en levant vers lui ses yeux violets. Vous savez bien que ce n’est pas poli, poursuivit-elle. Vous n’avez qu’à prendre un dictionnaire et à apprendre les mots convenables.

— Ah, ça, c’est vrai, s’excusa Ossailles. Seulement, le tout, c’est de tomber sur le mot juste. Quand on n’a pas de perforeuse à vapeur, on est bien forcé de se servir d’une pioche.

— D’accord ; mais si vous vouliez vous en donner la peine, vous verriez que ce n’est pas si difficile que vous croyez. Ainsi, en ce moment, vous n’auriez qu’à dire qu’un homme est « mourant » ou bien qu’il est « moribond », au lieu de ce vilain mot dont vous vous êtes servi.

— C’est ça ! s’écria le mineur avec enthousiasme. « Moribond ! » Ça, au moins, c’est un mot. Ma parole, vous rendriez des points au Patron Morgan pour ce qui est de bien parler. « Moribond ! » Ce que ça sonne bien, tout de même !

Carrie éclata de rire.

— Il ne s’agit pas de savoir si un mot sonne bien ou mal, il s’agit de savoir s’il exprime ce que vous voulez dire. Mais parlons sérieusement, monsieur Durton ; si jamais quelqu’un de vos compagnons tombait malade, voyez-vous, il faudrait me prévenir. Je suis bonne infirmière, et je pourrais me rendre utile. C’est promis, n’est-ce pas ?

Abe acquiesça sans se faire prier et retomba dans un profond silence, occupé qu’il était à réfléchir comment il pourrait bien s’y prendre pour s’inoculer à lui-même quelque longue et épuisante maladie. Le bruit courait qu’il y avait un chien enragé du côté de Buckhurst. Qui sait ? À l’occasion, il pourrait peut-être en tâter.

— Et maintenant, il faut que je vous dise au revoir, reprit Carrie, car ils atteignaient l’endroit où un autre sentier tortueux se séparait du leur pour conduire à la Villa des Azalées. Merci mille fois de m’avoir accompagnée jusqu’ici.

En vain Abe implora-t-il la faveur de faire encore à ses côtés les quelque cent mètres qu’il lui restait à parcourir pour être chez elle, invoquant comme suprême argument le poids excessif du panier, pourtant bien minuscule. Elle ne l’avait que trop écarté de son chemin déjà assurait-elle ; elle avait honte d’avoir abusé de lui de la sorte, et elle ne souffrirait pas qu’il fît un pas de plus.

Le pauvre Ossailles se résigna donc à la quitter. Des sentiments très divers le partageaient. Il avait réussi à l’intéresser. Elle lui avait parlé avec amabilité. Seulement, d’autre part, elle l’avait congédié plus tôt qu’il n’était nécessaire, et pour avoir agi ainsi, il fallait donc qu’elle ne se souciât guère de lui. Pauvre nigaud : Sans doute aurait-il été plus joyeux s’il avait pu voir quelle expression amoureuse avait le minois fripon de Mlle Carrie Sinclair, arrêtée à la barrière de son jardin pour le regarder s’éloigner, et quel malicieux sourire y avaient fait naître sa mine abattue.

Le Bar Colonial était le rendez-vous préféré des habitants de l’Écluse de Harvey à leurs heures de repos.

Bien que chacun eût le droit de se pavaner dans le Bar proprement dit et de goûter le parfait bien-être au milieu de ses flacons multicolores, on s’accordait tacitement à penser que le fumoir, ou salon particulier, devait être réservé aux citoyens les plus en vue. C’est dans ce salon que se réunissaient les comités, que s’élaboraient et se constituaient les compagnies d’exploitation, et que se tenaient en général les enquêtes policières. À l’époque dont je parle – c’est-à-dire en 1861 – ces dernières étaient, hélas ! cérémonies assez fréquentes à l’Écluse ; et les découvertes que faisait là le coroner avaient parfois un caractère d’originalité tout spécial. Je n’en veux pour preuve que ce qui advint lorsque Burke la Brute, un gredin de la pire espèce, fut abattu d’un coup de revolver par un jeune et pacifique étudiant en médecine ; le jury, sympathique à l’égard de l’accusé, rendit un verdict assez imprévu, disant « que le défunt était mort pour avoir commis l’imprudence de vouloir arrêter une balle en marche », verdict que l’on envisagea dans le camp comme un véritable triomphe de jurisprudence, puisqu’il trouvait moyen d’acquitter le coupable tout en respectant l’austère et indéniable vérité.

Ce soir-là, et bien qu’aucun drame de ce genre ne les eût appelés à se réunir, la plupart des hauts personnages de l’Écluse d’Harvey s’étaient donnés rendez-vous dans le fumoir du Bar Colonial. Il s’était en effet produit depuis peu bien des changements qui méritaient d’être discutés. La crise de propreté qui avait récemment bouleversé la population faisait encore travailler bien des cervelles. Puis, il y avait encore Mlle Sinclair et ses allées et venues à propos desquelles chacun voulait dire son mot, sans compter la hausse qui était survenue sur les mines de Conemara et les bruits qui couraient depuis quelque temps sur les bushrangers.

En ce moment, c’étaient les bushrangers qui faisaient les frais de la conversation. Depuis plusieurs jours, diverses rumeurs signalaient leur pré-