Page:Doyle - La Main brune.djvu/60

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l’aubergiste ayant été appelé par sa femme, nous allâmes nous coucher.

Ceci n’est pas une histoire forgée à plaisir, pour les besoins de ma cause. Mais, je vous en prie, monsieur, songez-y ; demandez-vous s’il pouvait y avoir tentation plus cruelle ? J’étais là, cette nuit, dans ce lit, sans ressources, sans espoir, sans travail, avec mon dernier shilling en poche. J’avais essayé d’être honnête, et les honnêtes gens m’avaient tourné le dos. Ils me reprochaient d’être un voleur, et me rejetaient vers le vol. Pris dans le courant, je n’avais plus aucun moyen de le remonter. Et voilà qu’il se présentait cette aubaine : la grande maison toute bordée de fenêtres, et les médailles d’or si faciles à fondre ! C’était comme si l’on avait tendu un croûton à un affamé et pu croire qu’il ne le mangerait pas ! Je luttai un moment ; mais baste ! Je finis par m’asseoir sur mon lit et par me jurer que je deviendrais riche cette nuit-là et renoncerais désormais au crime, ou que je connaîtrais encore le poids des menottes. Je me glissai dans mes vêtements, déposai un shilling sur la table pour l’aubergiste, et, par la fenêtre, je sautai dans le jardin.

Un mur élevé servait de clôture. Je le franchis sans la moindre peine. De l’autre côté, c’était l’espace libre. Je ne rencontrai pas une âme sur ma route. La porte de l’avenue était ouverte. Dans le pavillon du garde, personne ne bougeait. Il faisait clair de lune et j’apercevais la grande maison, éclatante de blancheur, par-dessous la voûte des arbres. Je fis environ un quart de mille et parvins à un vaste terrain sablé devant la porte principale. Je demeurai là, un instant, accroupi, me demandant où je trouverais l’accès le plus facile. La fenêtre d’angle, à l’une des ailes, semblait la moins visible des étages ; un épais rideau de lierre la masquait ; j’avais donc là ma meilleure chance. À la faveur des arbres, je passai derrière la maison. Un chien aboya et fit sonner sa chaîne. J’attendis qu’il se calmât, puis je repris ma marche furtive jusqu’à la fenêtre que j’avais choisie.

C’est une chose extraordinaire que les gens de la campagne se gardent si mal, et que, loin des grandes villes, l’idée du voleur n’entre pas dans les têtes. L’occasion vient, pour ainsi dire, au-devant du pauvre diable quand, allant à une porte sans songer à mal, il la voit s’ouvrir toute seule. Ce ne fut pas tout à fait mon cas. Mais un simple crochet fermait la fenêtre : je le fis jouer du bout de mon couteau, soulevai la fenêtre, introduisis la lame dans l’intervalle des persiennes, et ouvris. C’étaient des persiennes pliantes, que je n’eus qu’à pousser devant moi pour pénétrer dans la chambre.

« Bonsoir, monsieur ! soyez le bienvenu ! » dit une voix.

J’ai eu quelques émotions dans ma vie, mais pas une aussi violente. Dans le champ même de la fenêtre, à portée de mon bras, se dressait une femme qui tenait à la main un rat de cave. Grande, mince, droite, elle avait un beau visage pâle qui aurait pu être taillé dans du marbre, et ses yeux et ses cheveux étaient aussi noirs que la nuit. Une sorte de peignoir lui descendait jusqu’aux pieds. Et dans cette robe, et avec ce visage, elle semblait un immobile fantôme. Mes genoux s’entrechoquaient et je dus m’appuyer à une persienne. J’aurais tourné les talons et pris la fuite si j’en avais eu la force. Mais je ne pouvais que rester sur place et la contempler.

Elle me rappela vite à moi.

« N’ayez pas peur ! dit-elle (et, d’une maîtresse de maison à un voleur, c’étaient là d’étranges paroles). Je vous ai vu de la fenêtre de ma chambre quand vous vous cachiez sous les arbres ; alors, je suis descendue à pas de loup, et je vous ai entendu à la fenêtre. Je vous l’aurais ouverte si vous m’en aviez laissé le temps. Mais vous m’avez devancée. »

Elle me prit par la manche et me tira dans la chambre.

« Que signifie ceci, madame ? Pas de plaisanteries ! dis-je avec ma voix la plus rude, et je sais la faire rude quand je veux. Vous auriez tort de vous moquer de moi, ajoutai-je, en montrant le couteau qui m’avait servi à ouvrir la persienne.

— Je ne songe pas à me moquer de vous, répondit-elle. Au contraire, je suis votre amie et désire vous venir en aide.

— Faites excuse, madame, mais voilà qui me paraît dur à avaler. Vous désireriez me venir en aide, vous ? Pourquoi ?

— J’ai mes raisons. »