Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/101

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coup de feu n’avait pour but que de me rendre ma direction. Il est vrai que nous avions fermement résolu d’éviter les coups de feu ; mais toute considération avait fléchi devant celle du péril où je pouvais être. J’avais donc à me presser pour dissiper le plus tôt possible l’inquiétude que j’avais fait naître.

Rompu de fatigue, j’allais moins vite que je ne l’aurais voulu : à la fin, pourtant, j’arrivai dans une région que je connaissais. J’avais à ma gauche le marais des ptérodactyles ; en face de moi, la clairière des iguanodons. En franchissant le dernier rideau d’arbres qui me séparait de « Fort Challenger », je poussai des cris joyeux pour prévenir mes compagnons et pour les rassurer. Je n’en reçus pas de réponse. Ce silence me glaça. Je me mis à courir. La « zériba » m’apparut telle que je l’avais laissée ; mais la porte en était ouverte. Je m’élançai. La froide lumière du matin éclairait un affreux spectacle : tous nos bagages s’éparpillaient en désordre sur le sol : il n’y avait personne au camp ; près des cendres encore vives de notre foyer, une large flaque de sang rougissait l’herbe.

Le choc me laissa un moment étourdi et tout près de perdre la raison. Je me rappelle vaguement, comme on se rappelle un mauvais rêve, de m’être rué dans les bois en jetant des appels fous ; mais les ombres des bois restèrent silencieuses. La pensée me désespérait de ne jamais revoir peut-être mes compagnons, de me trouver abandonné tout seul, sans moyen de redescendre vers le monde, dans ce pays de cauchemar où il me faudrait vivre et mourir ! Je me serais arraché les cheveux, battu le front contre terre. Maintenant seulement, je voyais combien j’avais appris à m’appuyer sur les autres, sur l’imperturbable confiance de Challenger, sur l’autoritaire et spirituel sang-froid de lord Roxton. Sans eux, je me faisais l’effet d’un enfant incapable de se venir en aide à lui-même. Je ne savais à quoi me résoudre, ni de quel côté me tourner.

Au bout d’un certain temps, où je restai comme hébété, je me secouai, j’essayai de déterminer la catastrophe qui avait pu se produire. L’aspect lamentable du camp montrait qu’il avait subi une attaque ; le coup de feu en précisait le moment ; s’il n’y avait eu qu’un seul coup de feu, c’est que tout s’était réglé dans une minute. Les rifles gisaient encore sur le sol ; et l’un d’eux, celui de lord John, gardait dans le culasse une douille vide. Les couvertures de Challenger et de Summerlee, étendues près du feu, témoignaient qu’ils dormaient tous les deux au moment de l’attaque. Le contenu de nos caisses, vivres et munitions, étendu à terre, n’y formait plus qu’un affreux pêle-mêle ; nos appareils photographiques et nos porte-plaques traînaient à la débandade ; dans tout cela, d’ailleurs, pas un objet ne manquait. Par contre, une quantité considérable de provisions que nous avions retirées des caisses avait entièrement disparu. Donc, c’était à des animaux, non pas à des hommes qu’il fallait imputer le désastre ; car des hommes eussent tout balayé sur leur passage.

Mais s’ils avaient eu affaire à des animaux, ou à quelque terrible animal, qu’étaient devenus mes camarades ? Un animal féroce, s’il les eût égorgés, eût au moins laissé leurs restes… Cependant, il y avait la hideuse mare sanglante. Un monstre comme celui qui m’avait donné la chasse eût-il emporté sa victime comme le chat une souris, les autres, dans ce cas, l’auraient poursuivi. Mais alors, ils auraient pris leurs rifles. Plus j’y pensais, moins mon esprit me fournissait une explication plausible. Je fouillai le bois de tous les côtés sans découvrir aucun indice qui me permît d’arriver à une conclusion. Je finis même par m’y perdre, et j’errai pendant une heure avant que ma bonne chance me fît retrouver le chemin du camp.

CONAN DOYLE

(À suivre.)