Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/117

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devant eux un jeune iguanodon. Il avait sur l’épaule cette même plaque d’asphalte que nous avions remarquée chez ses congénères ; et quand nous vîmes l’un des natifs s’avancer, et, d’un air de propriétaire, autoriser l’abatage, alors seulement, alors enfin nous comprîmes que ces animaux géants constituaient un bétail privé, et que les taches qui nous avaient tant intrigués étaient simplement la marque du troupeau dont ils faisaient partie. Désarmés, apathiques, herbivores, ayant des membres énormes, mais dépourvus de cerveau, ils se laissaient emmener par un enfant. L’iguanodon fut dépecé en quelques minutes ; et sur une douzaine de feux de camp les grands quartiers de viande s’en allèrent rôtir, en compagnie de grands poissons ganoïdes pêchés avec des lances.

Cependant que Summerlee dormait, couché dans le sable, nous errâmes en curieux autour de l’eau. Par deux fois, nous découvrîmes des fosses remplies d’argile bleue, comme déjà nous en avions vu dans le marais des ptérodactyles ; et ces anciennes issues volcaniques intéressèrent au plus haut point lord Roxton. Challenger, d’autre part, observait un geyser de boue chaude, à la surface duquel venaient crever de grosses bulles gazeuses ; il y plongea un roseau creux et s’exclama de plaisir comme un enfant quand, en approchant une allumette, il détermina une explosion et l’apparition d’une flamme bleue à l’extrémité du tube. Sa joie ne connut plus de bornes en voyant une bourse de cuir, renversée au-dessus des roseaux, se gonfler et s’envoler.

— Un gaz inflammable et sensiblement plus léger que l’air… je n’hésite pas à affirmer qu’il renferme une proportion considérable d’hydrogène libre. Mes jeunes amis, George-Édouard Challenger n’est décidément pas à bout de ressources. Il peut encore faire voir comment un grand cerveau plie la nature à ses besoins.

Un dessein secret l’emplissait d’importance ; mais il n’en dit pas plus long.

Pour moi, rien de ce que je voyais sur le rivage ne me semblait aussi prodigieux que le lac lui-même. Nous avions, par notre nombre et par le bruit que nous faisions, effrayé au loin toutes les bêtes ; à l’exception de quelques ptérodactyles, qui planaient en rond au-dessus de nos têtes, en attendant de se nourrir de nos reliefs, rien ne bougeait autour du camp. Par contre, les eaux du lac central, roses sous le crépuscule, bouillaient et fermentaient de vie. De longues échines couleur d’ardoise, de hautes nageoires dentelées, surgissaient dans une mousse d’argent, puis s’enfonçaient dans les profondeurs. Des formes biscornues et rampantes, tortues démesurées, sauriens baroques, marquetaient les bancs de sable ; une grande bête plate, semblable à une natte de cuir graisseuse et noire, descendait en se tortillant vers le lac. Çà et là, un cou serpentin dressait brusquement dans l’air une tête ; l’eau, en s’ouvrant, le cernait d’un collier d’écume, et des cercles mobiles se formaient derrière lui, tandis qu’il glissait, s’étirant et se contractant avec la grâce onduleuse d’un cou de cygne. Il y en eut un que nous vîmes atterrir sur un banc de sable, à quelques cents yards, il avait un énorme corps en forme de tonneau et muni de nageoires. Summerlee venait à ce moment de nous rejoindre : Challenger et lui entonnèrent un duo d’enthousiasme.

— Un plésiosaure ! un plésiosaure d’eau douce ! s’exclama Summerlee. J’aurai assez vécu pour voir cela ! Soyez béni, mon cher Challenger, entre tous les zoologistes présents et passés !

La nuit tombait, déjà les feux des Indiens rougeoyaient dans l’ombre, quand nos deux hommes de science finirent par s’arracher aux magies de ce spectacle. Nous nous étendîmes sur la plage ; et dans les ténèbres le lac nous envoyait encore, de temps à autre, le bruit d’un ébrouement ou d’un plongeon.

Nous levâmes le camp aux premières lueurs de l’aube ; une heure plus tard nous partions pour cette mémorable expédition. Souvent, dans mes rêves, je me suis vu devenir correspondant de guerre ; par quel dévergondage de l’imagination eussé-je soupçonné la nature de la campagne dont j’aurais à rendre compte ? Voici ma première dépêche d’un champ de bataille.

Notre troupe, renforcée durant la nuit par l’arrivée d’un certain nombre d’indigènes, pouvait, quand nous nous mîmes en marche, compter quatre ou cinq cents hommes. Un rideau d’éclaireurs couvrait le gros de la colonne, qui, ayant gravi en masse la pente buissonneuse menant vers la forêt, déploya une longue chaîne d’archers et de porteurs de lances ; Roxton et Summerlee se postèrent sur le flanc droit, Challenger et moi sur la gauche. Avec des fusils qui étaient les derniers chefs-d’œuvre des armuriers de Saint-James Street et du Strand, nous accompagnions à la bataille une armée de l’âge de pierre !