Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/62

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— Comme je l’ai dit à notre jeune ami, répliqua Challenger, me désignant du même ton que si j’eusse été un gamin de dix ans, il est tout à fait impossible que nous trouvions nulle part un chemin, du moins un chemin facile, par la simple raison que, si ce chemin existait, le plateau, n’étant pas coupé de l’univers, n’échapperait pas aux lois générales de la survivance. J’admets cependant qu’il y ait des endroits où pourrait monter un homme exercé, alors qu’un animal lourd et maladroit ne pourrait pas descendre. Incontestablement, un point d’ascension existe.

— Comment le savez-vous, monsieur ? demanda Summerlee, d’une voix coupante.

— Par l’album de Maple White. Il a bien fallu que mon prédécesseur américain fit l’ascension pour voir et dessiner le monstre.

— Voilà conclure avant preuves, dit Summerlee, têtu. J’admets votre plateau, puisque je l’ai vu ; mais rien encore ne m’y démontre la vie sous une forme quelconque.

— Ce que vous admettez ou n’admettez pas, monsieur, est de minime importance ; mais enfin, je ne suis pas fâché que le plateau s’impose à vous.

Il leva les yeux, et, soudain, à notre profonde surprise, s’élançant de son rocher, il prit Summerlee par le cou, lui releva la tête.

— Et maintenant, Monsieur, cria-t-il, la voix rauque d’émotion, conviendrez-vous qu’il existe sur le plateau une vie animale ?

J’ai dit qu’une frange de verdure bordait la falaise. Il en sortait quelque chose de reluisant et de noir, qui, peu à peu, s’étira au-dessus de l’abîme. C’était un grand serpent, à tête particulière en forme de bêche. Un instant, dans le soleil du matin, il se balança, oscilla, miroitant de tous ses anneaux lisses ; puis, lentement, il rentra et disparut.

Summerlee, désarmé par la curiosité, n’avait fait aucune résistance pendant que Challenger lui soutenait la tête ; mais repoussant alors son collègue et reprenant sa dignité :

— Je vous saurais gré, professeur Challenger, dit-il, de faire vos remarques sans me tenir le menton. Il ne me semble pas que même l’apparition d’un vulgaire python autorise une liberté pareille.

— Mais enfin, la vie existe sur le plateau ! s’écria Challenger, triomphant. Et maintenant que voilà le fait démontré, sans chicane possible de quiconque, si prévenu ou si obtus soit-il, j’estime que nous ne saurions mieux faire que de lever le camp et de marcher à l’ouest, en quête d’un point d’accès.

Le sol inégal et rocailleux rendait la marche difficile. Nous eûmes inopinément une joie des plus vives en découvrant la place d’un ancien campement. Des boîtes de conserves vides provenant de Chicago, une clef brisée qui avait servi à ouvrir ces boîtes, une bouteille portant l’étiquette « brandy », et quantité d’autres objets de même nature traînaient encore à terre, ainsi qu’un numéro en lambeaux du Chicago Democrat, dont la date était devenue illisible.

— Ce n’est pas moi qui ai campé là, dit Challenger ; ce doit être, par conséquent, Maple White.

Lord Roxton considérait avec attention une grande fougère arborescente qui étendait son ombre sur la place.

— Regardez donc, fit-il : voici, ce me semble, quelque chose qui veut se donner l’air d’un poteau indicateur.

Un morceau de bois dur cloué contre l’arbre marquait la direction de l’ouest.

— Vous avez certainement raison, prononça Challenger, ou qu’est-ce que cela voudrait dire ? Concevant les dangers de son entreprise, notre pionnier a laissé ce signe derrière lui pour guider au besoin les recherches. Peut-être trouverons-nous plus loin d’autres marques de son passage.

En effet, nous en trouvâmes une, mais imprévue et horrible. Au ras de la falaise croissait un énorme bouquet de bambous comme ceux à travers lesquels nous avions dû nous frayer une route ; la plupart, hauts de vingt pieds, très forts, très aigus, formaient des épieux formidables. Comme nous passions, je crus saisir une lueur blanche entre les tiges. J’avançai la tête et vis un crâne dépouillé. Le squelette gisait à quelques pieds en arrière.

Une trouée rapidement faite par nos Indiens à coups de machetes nous permit d’examiner de près ces tristes débris. Les vêtements se réduisaient à quelques lambeaux ; mais des morceaux de bottines adhéraient aux pieds. Le mort ne pouvait être qu’un blanc. Nous recueillîmes parmi les ossements une montre d’or, signée « Hudson, New-York », une chaîne retenant un stylographe, et un porte-cigarettes d’argent, marqué « J. C., de A. E. S. », qui montrait, par l’état du métal, que le drame ne remontait pas à une époque très ancienne.

— Qui cela peut-il être ? demanda lord