68 NOUVELLES AVENTURES DE SHERLOCK HOLMES
— Alors, je ne vois pas.
— Le vaisseau sur lequel voyageait ce ou ces hommes est évidemment un voilier ; il semble qu’ils aient toujours envoyé leur singulier message avant qu’eux-mêmes ne se missent en route. Remarquez pour la lettre de Dundee, combien peu de temps s’est écoulé entre le message et sa réalisation. S’ils étaient venus par un vapeur de Pondichéry, ils seraient arrivés presque en même temps que leur lettre. Or, sept semaines entières se sont écoulées : d’après moi, les sept semaines représentent la différence de vitesse entre le vapeur qui a apporté la lettre, et le voilier qui a amené l’auteur de la lettre.
— C’est possible.
— Je dirai mieux ; c’est probable. Et maintenant vous comprenez combien ce nouveau cas est pressant, et pourquoi j’ai recommandé au jeune Openshaw de tant veiller sur lui-même. La fatalité s’est toujours abattue sur les victimes à l’échéance du temps nécessaire au voyage de l’expéditeur de la missive. Cette dernière lettre vient de Londres ; nous ne devons donc pas nous attendre à un long délai.
— Grand Dieu, m’écriai-je ; que peut donc signifier cette persécution acharnée ?
— Les papiers que possédait Openshaw sont évidemment de toute importance pour la personne ou les personnes qui sont à bord du voilier ; je crois pouvoir affirmer que ces personnes étaient plusieurs ; un seul homme n’aurait pas pu être l’auteur de deux meurtres et tromper ainsi le jury. Les assassins étaient donc plusieurs ; tous, hommes de ressources et bien résolus. Ils veulent avoir ces papiers, quel qu’en soit le possesseur. De cette façon K.K.K. ne représente plus les initiales d’un individu mais le symbole d’une association.
— Mais de quelle association ?
— Avez-vous jamais entendu parler du « Ku Klux Klan » ? dit Holmes en baissant la voix.
— Non ; jamais.
Holmes feuilleta son livre.
— Tenez, voici : « Ku Klux Klan », dit-il ; ce nom tire son origine de sa frappante ressemblance avec le son d’une carabine qu’on arme. Cette terrible société secrète fut formée après la guerre civile, dans les États du Sud, par quelques ex-confédérés, et elle eut bientôt des ramifications dans différentes régions, notamment en Tennessee, en Louisiane, dans les Carolines, la Géorgie et la Floride. Elle avait une puissance politique, terrorisait les électeurs noirs, et faisait disparaître ou chassait du pays tous ceux qui contrecarraient ses desseins. Avant de frapper, les membres de cette société envoyaient, sous une forme fantastique, mais facile à reconnaître, un message à la victime désignée : tantôt une pousse de feuille de chêne, tantôt des pépins de melon ou d’orange. En recevant cet avertissement, la victime devait ou changer sa façon de vivre ou s’enfuir du pays. Si elle bravait la menace, la mort l’attendait infailliblement et toujours une mort étrange, imprévue. Cette société était si bien organisée et si méthodiquement réglementée, qu’il existe à peine un cas où un homme ait pu la défier impunément et où on ait trouvé la trace des auteurs du crime. Il y a quelques années, cette société était à son apogée, en dépit des efforts du gouvernement et de la classe élevée des États du Sud. En 1869, l’association fut subitement dissoute ; il y eut toutefois depuis cette époque des essais isolés de réorganisation.
Vous remarquerez, dit Holmes en posant le volume, que la soudaine dislocation de cette société coïncide avec la disparition d’Openshaw, quittant l’Amérique avec les papiers : il pourrait bien y avoir là cause et effet à la fois. Il n’est pas étonnant que des esprits implacables poursuivent sans cesse les membres de la famille Openshaw. Vous comprenez que ce registre et cet agenda peuvent compromettre quelques-uns des notables du Sud et que beaucoup d’entre eux ne dormiront pas, tant que ces papiers ne seront pas entre leurs mains.
— Alors la page que nous avons vue ?
— Est bien ce que nous pouvions supposer. On y lisait, si je m’en souviens : « Envoyé les pépins à A. B. et C. », ce qui veut dire envoyé des avertissements