Page:Dragomirov - Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire.djvu/102

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 98 —

homme qui y est né, et à ce que lui, à son tour, arrive à modifier peu à peu ces propriétés. Seulement, cette réaction se produit plus rapidement dans les masses, parce qu’elles sont plus mobiles et plus impressionnables que l’individu.

L’auteur croit faire une très grande concession en reconnaissant qu’il y ait quelque chose de commun entre l’activité intellectuelle et le mouvement des nations. Mais il ne veut admettre à aucun prix que la première dirige le second. « Car, dit-il, des manifestations comme les épouvantables massacres de la Révolution française, découlant de prédications sur l’égalité des hommes, comme des guerres acharnées et des exécutions sans nombre, découlant de prédications sur la fraternité humaine, rendent cette supposition insoutenable. »

Tolstoï, intentionnellement ou inconsciemment, emploie ici un procédé d’argumentation, qui lui est du reste familier, mais est tout à fait inapplicable à des phénomènes complexes. Ce procédé est absolument primitif et n’a de sens que pour la géométrie élémentaire. En tous cas, le voici : Supposons que les idées dirigent les mouvements des nations ; comme l’esprit de tous les hommes agit suivant les mêmes lois, il en résulte que toute idée doit être comprise et acceptée unanimement par tout le monde, c’est-à-dire assimilée dans la vie sans lutte. C’est pourtant tout le contraire auquel nous assistons. Donc l’hypothèse que les idées dirigent les mouvements des nations est absurde. Ou bien, comme plus haut : « Thiers dit que Napoléon était le plus noble des hommes ; Lanfrey prétend que c’était un gredin ». Donc, ces deux assertions se détruisent réciproquement, et ces deux historiens s’annulent.

En un mot : supposons que les angles droits ne soient pas tous égaux ; cette hypothèse conduit à l’absurde ; donc les angles droits sont égaux.

Quand il s’agit de phénomènes mixtes, de questions complexes, la réduction à l’absurde d’une hypothèse quelconque prouve non pas que la proposition inverse soit juste, mais tout simplement que l’étude sur laquelle est basée la première hypothèse n’embrasse qu’une face du problème ; en un mot, qu’après avoir décomposé le phénomène mixte, on n’a plus envisagé qu’une de ses parties composantes, en laissant de côté, consciemment ou non, toutes les autres.