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unités qu’il est chargé d’approvisionner. Il remplit cet emploi avec tant de conscience que le régiment en est réduit à manger des racines amères, que les soldats appellent par euphémisme des carottes sucrées, et les chevaux ne se nourrissent qu’avec la paille des toits. Au bout de deux semaines d’un pareil carême Dénisoff n’y tient plus, et un beau jour il enlève un transport qui passait dans le voisinage à destination d’un régiment d’infanterie. Assurément le procédé est fâcheux. Mais sur cent chefs, qui aiment assez leurs soldats pour braver les risques d’une responsabilité, quatre-vingt-dix auraient agi certainement comme lui, et leur justification serait certainement la même que celle de Dénisoff quand il va s’expliquer au quartier général : « Le pillard n’est pas celui qui prend des vivres pour empêcher ses soldats de mourir de faim, mais celui qui met l’argent des vivres dans sa poche. » Enfin, on consent à un arrangement amiable. Dénisoff donnera un reçu, comme s’il avait touché les vivres, qu’il a enlevés, dans les formes régulières. Mais, en allant faire ce reçu, il rencontre Télianine : « Ah ! c’est toi qui nous laisses crever de faim, etc… » Vous savez le reste. L’affaire prend cette fois une mauvaise tournure. Passe encore d’enlever le convoi, quoique tout un régiment d’infanterie en ait souffert. Mais insulter un des coupables le plus directement responsables de cet incident, ça passe la permission ! Du reste ce n’était pas un employé qu’il avait maltraité, mais deux, s’il fallait en croire le rapport de ces messieurs, et de plus il avait forcé la porte du commissariat en état d’ivresse. Plus d’hésitations, plus de ménagements : enquête et conseil de guerre. Dénisoff n’a plus qu’une issue pour éviter les comparutions, interrogatoires et autres récréations du même genre. C’est d’entrer à l’hôpital pour se guérir d’une blessure légère qu’il avait jusque-là soignée en restant à son corps. Beau sabreur, mais mauvais procédurier, la pensée de jouer le rôle de patient dans ce nouveau métier lui cause une frayeur intime, car il n’a pas la première idée des tours et détours qui pourraient lui permettre de se tirer d’affaire, sinon complètement, du moins avec le moins de frais possible.

Ainsi l’honneur du régiment oblige à épargner un voleur, qui en profite pour s’adonner à sa spécialité dans une sphère plus vaste, plus lucrative et surtout moins dangereuse. « L’honneur » du régiment s’achète au prix de l’existence de tous ceux qui suc-