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De Bagration le prince André passe à Napoléon. Pour lui, Napoléon aussi n’est qu’une excroissance parasite. « Je me rappelle encore l’expression de satisfaction personnelle et bornée de ce visage sur le champ de bataille d’Austerlitz. » Il faut qu’après d’amères leçons, le prince André soit resté bien jeune pour s’imaginer pouvoir jauger le génie ou la médiocrité par l’expression du visage d’un homme aperçu une fois dans sa vie, en passant, dans un moment de délire, sans avoir échangé une seule parole avec lui…

Vrai ! on croirait entendre une jeune pensionnaire devenue follement amoureuse d’un héros quelconque sur le vu de son portrait et qui perd non seulement toute sympathie, mais encore toute estime pour lui le jour où elle a l’occasion de voir qu’il paye peu de mine au naturel. Les gens comme le prince André ne se représentent pas autrement les héros que dans une pose artistique, les yeux perdus dans le ciel, le front marqué du sceau de l’inspiration. Pour eux l’extérieur est tout et, s’il n’est pas présentable, bonsoir !

« Non seulement un bon commandant en chef n’a pas besoin d’avoir du génie, ni même des qualités sortant de l’ordinaire ; mais, au contraire, il est nécessaire que les qualités les plus élevées et les meilleures de l’homme, l’amour, la poésie, la pitié, le doute philosophique, l’esprit d’examen, lui soient absolument étrangères ». Eh bien ! et la volonté qui entraîne des centaines de mille hommes et leur inspire un dévouement sans bornes, une fidélité canine pour un homme comme eux ? Et l’esprit qui possède le don de percevoir toutes les impressions avec une justesse si surprenante que, sur quelques indices sans liaison, sans suite apparente, il est en état de deviner les intentions de l’ennemi, et de les reconstituer parfois dans tout leur ensemble ? Chaque espèce de génie exige un développement très marqué d’un ou plusieurs côtés de l’âme humaine, mais non de tous, il s’en faut de beaucoup. En se plaçant au même point de vue que le prince André, on peut, d’une façon générale, nier l’existence du génie. En effet, prenons, par exemple, un poète de génie qui sait aimer, qui est tendre et s’apitoie jusqu’à l’extrême, qui est accessible aux doutes les plus torturants. Ne peut-on pas dire aussi de lui : en voilà un génie, un homme sans volonté qui est l’esclave de son domestique ou de sa bonne, une imagination qui domine telle-