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cultivé, les plus honorables et les plus moraux de le suivre. Le même don peut être refusé à l’homme le mieux doué au point de vue humain. Par conséquent tous ces bavardages sur la dignité humaine n’expliquent et ne peuvent démontrer rien dans la question qui nous occupe.

Pour soutenir sa théorie, Tolstoï va jusqu’à faire une superbe découverte : c’est qu’à Borodino Napoléon n’a tiré sur personne et n’a tué personne. Du moment où l’on pose la question de cette manière, on peut dire qu’aucun soldat n’a tué personne non plus ; car ce qui a tué, à proprement parler, ce sont les projectiles et les baïonnettes. Est-ce une raison pour reconnaître à ces engins un libre arbitre et leur attribuer un rôle supérieur à celui des éléments vivants d’une armée ? Mais la perle, c’est quand l’auteur finit par dire que « si Napoléon leur avait défendu maintenant de se battre avec les Russes, ils l’auraient tué lui-même et seraient allés se battre avec les Russes, parce qu’ils ne pouvaient faire autrement ».

Pardon, une question ! Quand l’armée française a-t-elle été dans la plus mauvaise position ? Avant la bataille de Borodino, ou bien à Krasnoé et pendant le passage de la Bérézina ? La réponse n’est pas douteuse, je crois. Pourquoi donc alors Napoléon n’a-t-il pas été tué par ses soldats quand il était devenu clair pour le dernier d’entre eux qu’il les avait conduits en Russie à leur ruine ? Pourquoi dans ces moments terribles, alors qu’il avait déjà sacrifié des centaines de mille hommes pour cette entreprise insensée, pourquoi les débris qui leur avaient survécu, affamés, en haillons, à moitié gelés, n’ont-ils trouvé rien à crier d’autre à celui qui les avait amenés là, un homme comme eux après tout, que des acclamations enthousiastes et fanatiques de « Vive l’Empereur ! » ? Quand on aborde de pareilles questions il est impossible de les traiter par-dessous la jambe, de les résoudre en invoquant je ne sais quelle « fatalité », je ne sais quelle « dignité humaine », ou en partant de ce qu’à Borodino Napoléon n’a tué personne de sa main.

Il vaut bien mieux n’y pas toucher du tout que de raisonner d’une pareille manière, que de troubler et de dérouter les lecteurs assez crédules pour adopter comme article de foi tout ce que veut un auteur qui sait les charmer par des scènes admirablement décrites. Nous n’avons du reste aucunement la pensée