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dait pas de vue « le vieux grand-père ». Elle était plus près de lui qu’eux tous et voyait son visage se plisser et se contracter comme s’il allait pleurer. Mais cela ne dura qu’un instant.

« L’antique et sainte capitale de la Russie, scanda-t-il tout à coup d’une voix rageuse, reprenant les mots mêmes de Benigsen et par là seul en faisant sentir la note fausse. Permettez-moi de vous dire, Excellence, que cette question n’a pas de sens pour un Russe. (Il pencha en avant son buste chargé d’embonpoint.) On ne peut pas poser une question comme cela, et une question comme cela n’a pas de sens. La question pour laquelle j’ai invité ces messieurs à se réunir est une question militaire. La voici : « Le salut de la Russie est dans son armée. Vaut-il mieux risquer de perdre et l’armée et Moscou en acceptant la bataille ou bien abandonner Moscou sans bataille ? C’est sur cette question-là que je désire avoir votre avis. » (Il se renversa contre le dossier de son fauteuil.)

« …Pendant une de ces pauses (de la discussion), Koutouzoff poussa un profond soupir, comme s’il se préparait à prendre la parole. Tous les regards se tournèrent vers lui : « Eh bien ! Messieurs, je vois que c’est moi qui payerai les pots cassés », dit-il, et, se levant du même coup, il s’approcha de la table : « Messieurs, j’ai entendu vos avis. Plusieurs ne seront pas d’accord avec moi. Mais (et il marqua une pause) en vertu des pouvoirs qui m’ont été confiés par l’Empereur et par la patrie, j’ordonne la retraite. »

Comme on sent bien là l’homme habitué à être un centre nerveux, un conducteur de masses et qui est capable de l’être, bref un homme de pouvoir. Pas un geste inutile, pas une parole de trop. Il frappe droit sur la tête du clou à enfoncer. Eh bien ! cette fois, est-ce la main puissante de Koutouzoff qui a tourné le gouvernail ? Est-ce Koutouzoff qui a parlé ? Ou bien a-t-il cru, rêvé seulement avoir dit, avoir agi ? Que de fois nous l’avons déjà fait remarquer, et nous le répétons encore. Dans Tolstoï, il y a deux hommes : l’artiste et le penseur, et le premier en toute occasion éclipse le second. Quelquefois, par une sorte de condescendance pour son faible compagnon, l’artiste consent à s’effacer, à se taire ; mais dès qu’il reparaît, dès qu’il se met à parler, l’autre passe dans le trentième dessous.