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LE CAPITAINE DREYFUS

tion, par ce courrier, était de ne t’envoyer que quelques lignes de profonde affection, car que puis-je te dire que je ne t’aie répété dans toutes mes lettres ? Mais en lisant tes chères lettres, en les relisant chaque jour, j’ai ressenti chaque fois, et pour un moment, un léger adoucissement à mes peines. Il me semble ainsi qu’on se rapproche, que l’on sent les cœurs comme autrefois battre l’un auprès de l’autre ; c’est quelque chose de l’un qui vient retrouver l’autre. Sûr que tu éprouves la même sensation, je cède à l’impulsion de mon cœur qui voudrait tout faire pour apporter quelque adoucissement à ton horrible chagrin. C’est contraire à la raison, je le sais, car celle-ci me dit d’être calme et patient, que la lumière se fera, qu’il est impossible qu’il en soit autrement à notre époque, tandis que lorsque je t’écris c’est avec mon cœur et alors, malgré moi, tout vibre en moi contre cette épouvantable situation si opposée à l’état de nos âmes, pour qui l’honneur est tout. Je sens en moi une telle fièvre de combat, une telle puissance d’énergie pour déchirer le voile impénétrable qui pèse sur moi, entoure encore toute cette affaire, que je veux toujours vous les passer, quoique je sente très bien que votre sentiment à tous est le même. C’est un débordement inutile, je le sais aussi, mais tu sais non moins bien que toutes mes sensations sont violentes et profondes. Mon cœur saigne dans ce qu’il a de plus cher, il saigne pour toi, il saigne enfin pour nos chers enfants. C’est aussi te dire, ma chère Lucie, que c’est la volonté que j’ai de voir le nom que tu portes, que portent nos enfants redevenir ce qu’il a toujours été, pur et sans tache, qui me donne la force de tout surmonter.