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LETTRES D’UN INNOCENT

ainsi, ma chère Lucie, puisque j’ai pu causer avec toi. Quant à nos enfants, je n’ai pas de conseils à te donner ; je te connais, nos idées à ce sujet sont communes, tant au point de vue de l’éducation que de l’instruction. Courage toujours, chère Lucie, et mille baisers. N’oublie pas que je réponds à des lettres datant de trois mois, et que mes réponses peuvent par suite te paraître vieillottes.

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Le 21 juin 1895.
(Vendredi.)
Chère Lucie,

Je continue notre conversation, puisque c’est pour le moment le seul rayon de bonheur dont nous puissions jouir. Il est probable, et je l’espère, que mes réflexions ne correspondent plus à la situation du moment. Entre l’époque où tu recevras cette lettre et celle à laquelle tu as écrit les tiennes, il y aura un intervalle de plus de cinq mois ; dans un pareil laps de temps, la vérité fait bien du chemin.

Comme toi, comme vous tous, je suis, j’ai toujours été convaincu que tout se découvre avec le temps. Si j’ai fléchi parfois, c’est sous le poids de souffrances morales atroces, dans l’attente anxieuse de connaître enfin les termes d’une énigme qui m’échappe totalement.

Tu dois comprendre par quel sentiment de réserve je ne te parle, à aucun point de vue, de ma vie ici. D’ailleurs, les seules pensées qui m’agitent sont celles dont je t’entretiens ; pour le reste, je vis comme une mécanique inconsciente de son mouvement.

Il m’arrive parfois — et tu dois éprouver la même