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LETTRES D’UN INNOCENT

si je fais mon devoir, tout mon devoir, sans faiblir, ce n’est pas que mon cœur ne tressaille et saigne d’une situation aussi infâme et aussi imméritée, et sa douleur est faite non seulement de la mienne, mais de la tienne, de celle de tous ceux que j’aime.

Et puis, dis-toi aussi que je suis obligé de me dominer de nuit comme de jour, sans un moment de répit, que je n’ouvre jamais la bouche, que je n’ai pas un instant de détente et qu’alors, lorsque je t’écris, avec tout mon cœur, tout ce qui en moi crie justice et vérité vient malgré moi sous ma plume.

Mais ce que je te dirai toujours, tant que mon cœur battra, c’est qu’au dessus de nos douleurs — oh ! si horribles qu’elles soient — avant la vie, il y a l’honneur et que cet honneur, qui nous appartient, doit nous rester : c’est le patrimoine de nos enfants. Donc, toujours et encore courage, ma chère Lucie, tant que nous n’aurons pas vu le dénouement de cet horrible drame…, mais souhaitons pour tous qu’il vienne bientôt.

Embrasse tes chers parents, tous les nôtres pour moi. Dis-leur ma profonde affection et combien je pense à eux tous. Quant à toi, ma chère Lucie, des consolations je ne puis t’en donner. Il n’y en a ni pour toi, ni pour moi, pour de pareils malheurs. Mais ta conscience, le sentiment des grands devoirs que tu as à remplir, doivent te donner des forces invincibles. Et puis, quand le jour de la justice luira pour nous, nous trouverons notre consolation dans notre affection profonde.

Mille baisers pour toi et nos chers enfants.

Ton dévoué,

Alfred.
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