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LE CAPITAINE DREYFUS
Le 3 septembre 1896.
Chère Lucie,

On m’a apporté tout à l’heure le courrier du mois de juillet, je n’y ai trouvé qu’une pauvre petite lettre de toi, celle du 14 juillet, quoique tu aies dû m’écrire plus souvent et plus longuement ; mais peu importe.

Quel cri de souffrance s’échappe de toutes tes lettres et vient faire écho aux miennes ! Oui, chère Lucie, jamais êtres humains n’ont souffert comme toi, comme moi, comme nous tous enfin ; la sueur m’en perle au front ; je ne vivais que par une tension inouïe des nerfs, de la volonté, comprimant tout l’être par un effort suprême ; mais les émotions brisent, font vibrer toutes les fibres de l’être ; mes mains se tordent de douleur pour toi, pour nos enfants, pour tous ; un immense cri voudrait s’échapper de ma gorge et je l’étouffe. — Ah ! que ne suis-je seul au monde, quel bonheur j’aurais à descendre dans la tombe, pour ne plus penser, pour ne plus voir, pour ne plus souffrir. Mais le moment de faiblesse, de détraquement de tout l’être, de douleur enfin est passé et dans cette nuit sombre je viens te dire, chère Lucie, qu’au dessus de toutes les morts, — car quelle agonie ne connais-je pas, aussi bien celle de l’âme que celle du corps que celle du cerveau ? — il y a l’honneur, que cet honneur qui est notre bien propre, il nous le faut… Seulement, les forces humaines ont des limites pour nous tous.

Aussi, au reçu de cette lettre, si la situation n’est pas enfin éclaircie, agis comme je te le disais déjà l’année dernière : va toi-même, prends, s’il le faut, un enfant par chaque main, ces deux têtes chéries et innocentes, et fais des démarches auprès de ceux