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LE CAPITAINE DREYFUS
Le 4 janvier 1897.
Ma chère Lucie,

Je viens de recevoir tes lettres de novembre ainsi que celles de la famille. L’émotion profonde qu’elles me causent est toujours la même : indescriptible.

Comme toi, ma chère Lucie, ma pensée ne te quitte pas, ne quitte pas nos chers enfants, vous tous, et quand mon cœur n’en peut plus, est à bout de forces pour résister à ce martyre qui broie le cœur sans s’arrêter comme le grain sous la meule, qui déchire tout ce qu’on a de plus noble, de plus pur, de plus élevé, qui brise tous les ressorts de l’âme, je me crie à moi-même toujours les mêmes paroles ! Si atroce que soit ton supplice, marche encore afin de pouvoir mourir tranquille, sachant que tu laisses à tes enfants un nom honoré, un nom respecté !

Mon cœur, tu le connais, il n’a pas changé. C’est celui d’un soldat, indifférent à toutes les souffrances physiques, qui met l’honneur avant, au-dessus de tout, qui a vécu, qui a résisté à cet effondrement effroyable, invraisemblable de tout ce qui fait le Français, l’homme, de ce qui seul enfin permet de vivre, parce qu’il était père et qu’il faut que l’honneur soit rendu au nom que portent nos enfants.

Je t’ai écrit longuement déjà, j’ai essayé de te résumer lucidement, de t’exposer pourquoi ma confiance, ma foi étaient absolues, aussi bien dans les efforts des uns que dans ceux des autres, car, crois-le bien, ais-en l’absolue certitude, l’appel que j’ai encore fait, au nom de nos enfants, crée un devoir auquel des hommes de cœur ne se soustraient jamais ; d’autre part, je connais trop tous les sentiments qui vous