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LETTRES D’UN INNOCENT

qu’elles ont rasséréné mon cœur qui souffre tant pour toi, pour nos chers enfants.

Tu me fais la recommandation, pauvre chérie, de ne plus chercher à penser, de ne plus chercher à comprendre. Oh ! chercher à comprendre, je ne l’ai jamais fait, cela m’est impossible ; mais comment ne plus penser ? Tout ce que je puis faire c’est de chercher à attendre, comme je te l’ai dit, le jour suprême de la vérité.

Dans ces derniers mois, je t’ai écrit de longues lettres où mon cœur trop gonflé s’est détendu. Que veux-tu, depuis trois ans je me vois le jouet de tant d’événements auxquels je suis étranger, ne sortant pas de la règle de conduite absolue que je me suis imposée, que ma conscience de soldat loyal et dévoué à son pays m’a imposée d’une façon inéluctable, que, quoiqu’on en veuille, l’amertume monte du cœur aux lèvres, la colère vous prend parfois à la gorge, et les cris de douleur s’échappent. Je m’étais bien juré jadis de ne jamais parler de moi, de fermer les yeux sur tout, ne pouvant avoir comme toi, comme tous, qu’une consolation suprême, celle de la vérité, de la pleine lumière.

Mais la trop longue souffrance, une situation épouvantable, le climat qui à lui seul embrase le cerveau, si tout cela ne m’a jamais fait oublier aucun de mes devoirs, tout cela a fini par me mettre dans un état d’éréthisme cérébral et nerveux qui est terrible. — Je comprends très bien aussi, ma bonne chérie, que tu ne puisses pas me donner de détails. Dans des affaires pareilles où des intérêts graves sont en jeu, le silence est nécessaire, obligatoire.

Je bavarde avec toi, quoique je n’aie rien à te dire,