Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

renoncer à cette chimère ; une armée formidable, au moral rudement trempé, allait la défendre avec acharnement. Force fut donc aux alliés d’entreprendre un siège régulier, de faire venir de la métropole des pièces de gros calibre et un matériel immense. Mais nul, en ce mois d’octobre 1854, qui marqua le commencement des travaux d’approche, n’eût pu supposer que la prise de cette ville, où allaient venir s’entasser toutes les forces militaires de la Russie, coûterait quatre-vingt-quinze mille morts à la France seule, et exigerait des souffrances inouïes, jointes aux efforts les plus héroïques.

L’armée française fut divisée en deux parties : le corps de siège proprement dit, et le corps d’observation, chargé de protéger les travaux et les attaques contre l’armée russe qui continuait à tenir la campagne.

Henri Cardignac, maintenu pendant le premier mois à l’escorte du général en chef, en attendant l’arrivée des autres escadrons, assista au spectacle curieux et impressionnant de l’ouverture de la première parallèle.

Ce travail, origine de tous ceux qui devaient suivre, s’exécuta pendant une nuit noire et par un vent violent, afin que les Russes ne pussent rien entendre. Henri Cardignac, adjoint ce soir-là au Major de tranchée, vit arriver, silencieux comme des ombres, douze cents hommes marchant en file indienne : chacun d’eux, le fusil en bandoulière et un outil de terrassier à la main, portait en outre un gabion, sorte de grand panier sans fond, d’un mètre de hauteur.

Ils s’arrêtèrent sur une ligne reconnue d’avance, déposèrent leurs gabions devant eux et se couchèrent derrière, pendant que des sous-officiers du génie rectifiaient le tracé. Des bataillons, placés en arrière des travailleurs, se tinrent prêts à les soutenir, en cas de sortie de la garnison.

Henri Cardignac leur transmit la consigne :

Défense formelle de tirer un coup de fusil ; la baïonnette seule était autorisée.

Notez en passant, mes enfants, qu’on ne pourrait plus maintenant se livrer à ces travaux d’approche à mille ou douze cents mètres des fortifications ennemies, non seulement parce que la puissance de l’artillerie actuelle ne le permettrait plus, mais surtout parce que l’assiégé éclairerait tout le terrain des attaques, par les jets de ses projections électriques, et mettrait les travailleurs en pleine lumière sous le feu des canons. On ne reverra donc plus de sièges comme celui que je vais vous raconter.