Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/293

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Et la conversation s’engagea chaude, amicale, pleine de saillies, pendant que le champagne, mais un champagne sec, auquel Henri n’était pas habitué, circulait sans arrêt. Quand on voulut remplir son verre pour la troisième fois, il pria qu’on n’en fît rien, alléguant en riant qu’il ne pourrait retrouver le chemin des tranchées françaises.

— Je n’insiste pas, commandant, dit le colonel : je sais que les Français ne peuvent nous tenir tête à table ; mais sur un champ de bataille, ce sont de rudes adversaires !

Il aurait pu ajouter que les appréciations diffèrent aussi d’une façon absolue entre les deux nations, au sujet de l’intempérance dont les Russes ne se font pas un crime entre eux : il n’est pas rare en effet de voir, à la fin d’un dîner, des officiers russes, et non des moindres, rouler sous la table : des ordonnances bien stylés arrivent, les emportent respectueusement dans leur lit, et nul ne songe à s’en étonner. Il faut ajouter qu’ils ne conservent pas longtemps ce qu’on appelle chez nous le « mal aux cheveux » et qu’à la manœuvre du lendemain, ils ont recouvré tous leurs moyens.

Le général D…, une des sommités de l’armée russe, lorsqu’il a absorbé quelques bouteilles d’extra-dry, se fait hisser à cheval, donne le signal de l’alerte de nuit aux troupes de son commandement et surveille lui-même la manœuvre : un sous-officier dressé à cet effet se tient respectueusement à sa droite, marche à son allure, sérieux comme un pope, les yeux fixés à quinze pas devant lui, et, d’un bras vigoureux, maintient le grand chef en selle lorsque son équilibre semble devoir être rompu dans un sens ou dans l’autre. Au bout d’une heure de ce petit manège, les fumées grisantes se sont dissipées, le général prend le galop, commande, critique, emballe tout son monde, et on le cite comme l’entraîneur d’hommes par excellence.

Songez, mes enfants, aux hurlements de l’opinion chez nous, si de pareils spectacles lui étaient donnés.

Et j’ajoute que l’opinion aurait raison de hurler.

Cependant Henri Cardignac songeait au moyen de retrouver Yvan Mohilof, et, sentant l’heure s’écouler, il demanda aux officiers qui l’entouraient s’ils ne connaissaient pas un adjudant, sous-officier, de ce nom.

Tous répondirent négativement.

Alors notre ami raconta en détails l’histoire que nous connaissons et montra le testament du vieux Mohilof.