Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/302

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— Je suis content, déclara le vieux, ma batterie ne tire jamais de ce côté… Adieu, petit père !

Il baisa de nouveau la main de l’officier et disparut avec son fils derrière une traverse.

— Quels merveilleux soldats vous avez là, mon colonel, dit Henri Cardignac en les suivant des yeux.

— Vous avez dit le mot : merveilleux, commandant. Ils ne sont ni alertes, ni débrouillards comme les vôtres ; ils sont même lourds au physique et au moral ; mais ils ont une force que bien des peuples n’ont plus : ils ont la foi. Sur un signe du Tsar, notre maître incontesté et notre chef religieux tout à la fois, ces gens-là marchent à la mort sans tourner la tête. Aussi soyez sûrs que nous ne vous laisserons ici que des ruines et des cadavres.

— C’est triste, fit Henri Cardignac assombri, cette lutte sauvage entre deux grandes nations faites pour s’aimer et s’estimer… et tout cela pour un peuple abêti, usé, fini, comme le peuple turc !…

— Le destin ! dit le colonel de Korf qui, comme tous les Orientaux, était fataliste, c’est le destin ; mais soyez persuadé que, même battus, nous prendrons un jour ou l’autre Constantinople que vous nous disputez aujourd’hui.

Puis, voyant s’avancer quelques-uns de ses officiers, désireux de saluer le commandant Cardignac, il changea aussitôt la conversation.

— Il paraît, commandant, que votre nouveau télégraphe électrique porte une dépêche à Paris et en rapporte la réponse en vingt-quatre heures ?

— C’est vrai, colonel, et nous en sommes tous émerveillés ; mais ça a un mauvais côté.

— Lequel donc ?

— C’est que, de Paris, on a ainsi la tentation de diriger les opérations à distance.

— Je comprends, et ça ne va pas à « la tête de fer-blanc », dit le colonel en riant.

— Vous connaissez ce surnom, dit notre ami en riant à son tour.

Par nos soldats qui le tiennent des vôtres ; ce qui n’empêche pas vos hommes d’avoir une rude confiance dans votre éminent général.

— C’est vrai, il est dur ; mais nul ne récrimine. Dur et quelquefois mal… — comment dites-vous ce mot en français ?… — « mal embouché ? » paraît-il ?