Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/72

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même qui as connu bien des situations extraordinaires, je ne crois pas, père, que tu aies passé par celle-là et on a beau essayer de commander à ses nerfs, se dire qu’on est officier, c’est-à-dire toujours prêt à recevoir la mort de belle humeur, c’est un drôle de moment à passer.

« Le surlendemain, 3 juillet, le feu des Turcs cessa. Mais le 4, avant le lever du jour les batteries françaises, enfin construites et armées, se mirent en action.

« Tout d’abord leur tir, mal réglé sans doute, ne portait pas sur nous…

« Ah ! père, quelle émotion ! Comme nous aurions payé cher pour voir les bombes françaises crever les murailles de notre prison, au risque d’être fauchés par elles ! Au milieu du silence poignant que nous gardions tous, Goelder, mon maréchal-des-logis, lança une de ces boutades auxquelles sa prononciation donnait une saveur particulière :

« — Ces sagrées canaches d’artilleurs ! s’écria-t-il. Ils beuvent tonc pas direr chuste !

« Et nous partîmes tous de rire, le commandant d’Assigny comme les autres, car Goelder ne faisait qu’énoncer, sous une forme triviale, notre pensée à tous.

« Mais, dame ! vers cinq heures du matin, les artilleurs ne méritaient plus le reproche de Goelder. Le tir était repéré et ça ronflait dur, d’autant plus que les Turcs, de leur côté, avaient recommencé le feu : des détonations éclataient juste au-dessus de nous, et le crépi du plafond voûté s’écaillait par places. Nos bombes tombaient aussi dans la cour du château. Cette canonnade enragée dura sans interruption jusqu’à dix heures.

« Cinq longues heures ! tu vois ça d’ici, père ? c’est long, va !

« Vers huit heures, le feu des Turcs s’affaiblit sensiblement, et, une heure après, il cessa tout à fait. Chacun de nous poussait un soupir de soulagement quand, soudain, la porte de notre cellule s’ouvrit et deux hommes s’y précipitèrent.

« C’étaient Mokran et Lakdar.

« Le premier, les yeux hors de l’orbite, l’écume aux lèvres, brandissait son cimeterre et vociférait.

« Lakdar l’avait empoigné par sa veste et cherchait à le maintenir… Quant à moi, j’ai vu rouge ! La rapide vision de ton évasion, à la citadelle de Bromberg, m’a traversé l’esprit ; saisissant la jarre de terre où était notre