Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/13

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Oui, mes enfants ! Ce matin-là, Jeannette Balourdin était paisiblement installée dans sa cuisine, au rez-de-chaussée du petit pavillon que son maître occupait au no 14 de la rue Charrue, et la brave femme surveillait, avec une attention pleine de dignité, la cuisson d’une odorante « potée bourguignonne » destinée au déjeuner, lorsqu’un bruit, à la fois violent et assourdi, assez comparable à un roulement prolongé du tonnerre, éclata soudain, et déroula ses vibrations jusqu’à la cuisine, dont les vitres grelottèrent comme si elles eussent été fouettées par une fine giboulée de grésil.

Du coup, Jeannette, surprise dans sa quiétude, sursauta sur son tabouret ; elle arrondit le dos, rentra le cou dans les épaules, comme sous la crainte d’un choc, puis se redressa ensuite d’un mouvement lent et craintif. Mais une seconde détonation, plus violente que la première, éclata de nouveau, et, cette fois, la brave gouvernante poussa un cri : elle eut un nouveau sursaut nerveux, si nerveux même et si saccadé, que sa manche accrocha l’oreille de la marmite, la renversa à demi, et la potée bourguignonne, répandant ses bouillons sur les charbons, emplit instantanément la petite cuisine d’une envolée de cendres.

Cette catastrophe rappela Jeannette au sang-froid ; elle oublia momentanément le bruit d’orage, qui pourtant continuait par intervalles à faire frissonner l’air, et, tout en jetant au milieu de ses casseroles des exclamations apeurées, elle s’occupa de réparer le désastre.

— Eh là ! mon Dieu !… Eh là ! mon Dieu !… gémissait-elle, c’est pas Dieu possible ! C’est donc vrai que les v’là pour de vrai, les Prussiens du diable ! Ça serait donc vrai que voilà le canon !… Eh là ! Mon Dieu ! Bonne Sainte Vierge !… Qu’est-ce qu’on va devenir ?

Puis, la marmite remise d’aplomb, Jeannette Balourdin sortit de sa cuisine et se disposait à courir aux nouvelles chez la bonne du libraire d’en face, lorsqu’une des fenêtres s’ouvrit, au premier étage du pavillon, et une tête en émergea.

Cette tête appartenait à un gamin de quatorze ans, qui portait la tunique noire lisérée de rouge des lycéens de l’époque, et dont le visage irrégulier, mutin, était éclairé par deux yeux bruns, intelligents, mais volontaires, que, pour l’instant, une flamme rageuse traversait.

— Jeannette ! cria-t-il d’une voix impérieuse, Jeannette, ouvrez-moi ! Ouvrez-moi tout de suite !