Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/245

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Reviendrait-il jamais de ces climats meurtriers, où s’étiolent les plus vigoureuses santés, où les plus robustes sont parfois terrassés les premiers ?

Et lorsque, vers le soir, le transport, libéré de ses amarres, glissa lentement le long du quai, sous la lente impulsion de son hélice, le jeune officier, penché sur le bastingage d’arrière, eut un long regard pour la pauvre femme en noir, qui, au bras du lieutenant-colonel Bertigny, défaillait en agitant nerveusement son mouchoir.

Lui aussi, le brave Pierre était très ému. N’était-ce pas le seul descendant des Cardignac, de cette famille à laquelle il devait tout, qui risquait de disparaître dans cet exode lointain ?

Comment, ayant eu le choix d’un régiment, Georges avait-il été, de sa propre volonté, creuser, entre sa mère et lui, ce large fossé fait de déchirements répétés ? Quelle fascination exerçait donc sur son âme cette perspective des guerres lointaines, et pourquoi, comme tant d’autres, n’avait-il pas choisi une bonne garnison, à courte distance de ceux qu’il aimait ? N’était-ce pas un mirage qu’il poursuivait, en satisfaisant cette soif d’aventures, ce besoin incessant d’activité et de mouvement ?

Toutes ces réflexions, mes enfants, Georges ne se les fit pas ; il éprouvait un amer chagrin à partir loin de sa mère, et une grosse larme coula de ses yeux lorsque, au détour du bassin à flot, le point blanc formé par le mouchoir qu’elle agitait s’estompa dans l’éloignement. Mais il obéissait à l’instinctive impulsion de sa nature. Sans doute l’esprit aventureux de son aïeul, de celui qui avait chevauché pendant vingt ans à travers l’Europe, sans doute, le sang bouillant de Jean Tapin courait dans ses veines, et la douloureuse impression de ce départ ne lui fit pas une minute regretter son choix.

Pourtant, une nouvelle fâcheuse l’avait assombri.

Comme elle l’avait craint, Mme Cardignac venait de voir les derniers lambeaux de sa fortune disparaître dans l’effondrement de la fortune de son oncle. Ce dernier luttait héroïquement, mais les commandes n’arrivaient pas, et Valentine en était réduite maintenant à sa maigre pension de veuve. Cette pensée, qu’il laissait sa mère dans une situation aussi précaire, était des plus pénibles pour Georges. Certes il savait bien que Pierre Bertigny le remplacerait auprès d’elle et ne la laisserait manquer de rien ; mais, outre que la fortune personnelle de Pierre était, elle aussi, bien diminuée depuis