Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/250

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tive de trouver dans ces solitudes africaines des visages amis. Cette nuit-là, dans sa cabine, il revit surtout la figure éveillée de Lucie Ramblot, avec ses boucles blondes et ses grands yeux de pervenche ; il l’entendit appelant « mon colonel » le petit diable de Paul Cousturier qui lui commandait l’exercice, et tapant du talon, sur le parquet de sa chambre de convalescent, en comptant : « Une ! deux !… une ! deux ! »

Dès lors, ses entretiens avec M. d’Anthonay, pendant les longues heures de la traversée, roulèrent sur la colonie nouvelle à laquelle l’attachaient déjà des liens faits de souvenirs d’enfance, et l’attachement de l’ancien magistrat s’accrut pour celui qu’il appelait déjà son « jeune ami », en découvrant en lui, non seulement une nature ardente et avide d’émotions, mais un cœur chaud et prêt à s’épandre en saines affections.

Le malheur qui avait brisé sa carrière, et la rude vie coloniale que la nécessité lui avait fait embrasser, n’avaient pas blasé cet homme supérieur ; il en était seulement devenu très réservé, presque méfiant, il ne se jetait pas à la tête des gens et se liait difficilement ; mais en face de cette jeune âme, s’ouvrant à la vie au souffle des plus nobles sentiments, il sentit son cœur se fondre en une chaude et pénétrante affection, et s’il la témoigna en particulier à Georges, il en fit aussi bénéficier son ami Zahner, dont la rondeur et la gaieté le déridaient franchement.

La traversée fut donc tout particulièrement intéressante pour les deux jeunes officiers, car M. d’Anthonay connaissait tous les parages traversés, toutes les côtes entrevues, et se plaisait à les renseigner en même temps qu’à les instruire.

C’est ainsi que, le Stamboul ayant été obligé de traverser le détroit de Gibraltar pour embarquer à Oran une compagnie de tirailleurs, il leur fit remarquer le fameux rocher britannique, assis comme une sentinelle géante à l’extrémité de l’Europe, et regardant l’Afrique de ses cent yeux, figurés par les embrasures de ses « caves à canon ».

— C’est une erreur, dit-il aux deux jeunes officiers, de croire que l’Angleterre tient encore le passage et peut, comme à l’époque de la navigation à voiles, empêcher une escadre d’entrer dans la Méditerranée. Sans doute ses canons la menaceront, mais la vapeur permet de raser de très près la côte d’Afrique, et à moins qu’un jour les Anglais ne s’emparent de Ceutar de l’autre côté du détroit…