Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/58

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vu, il y a trois ans, à l’Exposition universelle de 1867. Oh ! oui, je le reconnaissais, c’était bien lui — le Roi de Prusse — avec ses gros favoris et sa forte moustache !

Et l’autre, celui qui tenait la gauche ! Je l’avais vu aussi, dans les mêmes circonstances, ce géant bien nourri, aux épais sourcils, au masque de dogue entêté, aux yeux durs et clairs ! Je le retrouvais, dans la même tenue qu’il y a trois ans : dans son uniforme de colonel des cuirassiers blancs, botté de bottes à cuissards ! Oui ! c’était bien le comte de Bismarck, le ministre écouté, le conseiller du vieux Roi Guillaume.

Et quant au troisième, si je ne le connaissais pas encore, je le devinai brusquement ! C’était Moltke, le vieux Feld-Maréchal, le maître réel, le directeur,… l’âme de cette immense armée.

Légèrement voûté, on le sentait maigre à l’excès malgré l’ampleur du manteau, sans ornement ni insigne ; au-dessus du large collet émergeait une tête émaciée, ridée, glabre, une tête de moine usé par le jeûne, ou de vieille, très vieille femme. Les deux yeux, à travers le flasque des paupières, dardaient un regard calme et volontaire à travers la nuit, et les mille plis des joues, près des commissures des lèvres, semblaient entraîner la bouche en arrière,… la tendre dans un effort constant de réflexion concentrée.

Oh ! cette tête d’alchimiste des vieux temps ! ce masque de penseur, creusé par l’étude patiente et réfléchie ! Quelle étrange impression elle m’a causée ! Vivrais-je cent ans, je ne l’oublierai jamais ; car dans le trio symbolique représentant l’ennemi, c’est cette figure qui dominait incontestablement les deux autres !


Ils s’étaient arrêtés et causaient à mi-voix. Je tendis l’oreille, mais j’étais trop loin ; leur conversation m’arrivait en un murmure confus, quand soudain le bras du vieux Feld-Maréchal se détendit, sa main gantée fit un large geste d’enveloppement du côté de Sedan et des hauteurs où nos feux de bivacs scintillaient,… le geste d’un pêcheur jetant l’épervier.

Je compris, et un frisson me secoua !

À cet instant, le vieux Guillaume alluma un cigare, et, à la lueur de l’allumette enflammée, le groupe surgit pour moi pendant quelques secondes, comme sous la projection d’une lanterne magique, puis tout rentra dans la demi-obscurité.