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« Quelle superbe tournure il a ! fit-il ; vois, maîtresse.

— Tu reviens avec nous, cette fois-ci ? » demanda l’excellente femme.

Mais l’enfant l’eut vite détrompée.

« Je suis soldat pour toute ma vie, déclara-t-il.

— Qui aurait jamais supposé cela ? » murmurait l’épicier en examinant avec respect le sabre d’honneur, sur lequel le nom de Jean Cardignac s’étalait lettres flamboyantes.

Et ce soir-là, Jean, muni d’une permission, dîna avec ses anciens maîtres.

Il voulut revoir la soupente où il couchait, l’atelier où il confectionnait chandelles, les cachettes où il mettait livres et gazettes.

Personne ne l’avait remplacé.

« L’argent est trop rare et la misère trop grande, dit l’épicier. Comment tout cela finira-t-il ? »

Et le bouillant petit tambour n’eut pas de peine à deviner que maître Sansonneau n’était guère enthousiaste du régime nouveau qui arrêtait toutes les affaires et faisait disparaître l’argent monnayé.

Le tempérament mou et pacifique de l’épicier était en effet comme dépaysé dans la tourmente qui bouleversait Paris, la France et même l’Europe. Les pusillanimes, dont le but avait été jusque-là le culte de l’argent, ne comprenaient rien à l’enfièvrement qui empoignait tout un peuple, à son désintéressement, à son mépris du danger, et, lorsque, le lendemain, 23 août 1795, Jean Tapin fit lire à son ancien maître le décret du Comité de salut public qui appelait tous les Français sous les drapeaux, maître Sansonneau leva les bras au ciel.

« Ils vont bientôt me faire marcher moi-même, avec mes cinquante-deux ans, s’exclama-t-il.

— Marcher, non, mais vous rendre utile, il le faudra bien, maître, » dit l’enfant, et il lut le vibrant appel.

« Dès ce moment — disait le décret — jusqu’au jour où les ennemis seront chassés du territoire de la République, tous les Français seront en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront des armes et transporteront les vivres ; Les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers. »