Page:Du Bellay - Œuvres complètes, édition Séché, tome 1.djvu/18

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loir et arbitre des mortels. Cela ce me semble) est une grande raison pourquoy on ne doit ainsi louer une langue et blasmer l’autre, veu qu’elles viennent toutes d’une mesme source et origine, c’est la fantaisie des hommes, et ont esté formées d’un mesme jugement, à une mesme fin : c’est pour signifier entre nous les conceptions et intelligences de l’esprit. Il est vray que, par succession de temps, les unes, pour avoir esté plus curieusement reiglées, sont devenues plus riches que les autres : mais cela ne se doit attribuer à la félicité desdites langues, ains mais au seul artifice et industrie des hommes. Ainsi doncques toutes les choses que la nature a créées, tous les arts et sciences, en toutes les quatre parties du monde, sont chacune endroit soy une mesme chose ; mais, pource que les hommes sont de divers vouloir, ils en parlent et escrivent diversement. À ce propos, je ne puis assez blasmer la sotte arrogance et témérité d’aucuns de nostre nation, qui, n’estant rien moins que Grecs ou Latins, desprisent et rejettent d’un sourcil plus que stoïque toutes choses escriptes en françois, et ne me puis assez esmerveiller de l’estrange opinion d’aucuns sçavans, qui pensent que nostre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres et érudition, comme si une invention, pour le langage seulement, devait estre jugée bonne ou mauvaise. À ceux là je n’ay entrepris de satisfaire. A ceux cy je veux bien, s’il m’est possible, faire changer d’opinion par quelques raisons que briefvement j’espère déduire : non que je me sente plus clairvoyant en cela, ou autres choses, qu’ils ne sont, mais pource que l’affection qu’ils portent aux langues estrangeres ne permet qu’ils vueillent faire sain et entier jugement de leur vulgaire.

CHAPITRE II

QUE LA LANGUE FRANÇOISE NE DOIT ESTRE NOMMÉE BARBARE

Pour commencer doncques à entrer en matière, quant à la signification de ce mot Barbare : Barbares anciennement estoyent nommez ceux qui ineptement parloyent grec. Car comme les estrangers venans à Athènes s’efforçoyent de parler grec, ils tomboyent souvent en ceste voix absurde Barburas. Depuis, les Grecs transportèrent ce nom aux mœurs brutaux et cruels, appelant toutes nations, hors la Grèce, Barbares. Ce qui ne doit en rien diminuer l’excellence de nostre langue, veu que ceste arrogance grecque, admiratrice seulement de ses inventions,