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regard mourant, Jules Simon me disait : « Nous sommes perdus, et c’en est fait de la France, si on ne nous débarrasse pas de l’Empereur et de l’Empire. » Le vœu fut écouté des dieux ; nous avons été débarrassés de l’Empereur et de l’Empire, mais débarrassés aussi de l’Alsace, de la Lorraine et de cinq milliards.

Le 20 août 1870, dans le bureau de rédaction du Journal des Débats, Clément Caraguel me dit : « Jamais je ne me battrai pour un Bonaparte. » Eugène Dufeuille renchérit : « Je ne me ferai certainement pas tuer pour Clément Duvernois ! » Clément Duvernois venait d’être nommé ministre des Travaux publics ou de l’Agriculture. Le 4 septembre, lorsque déjà le Corps législatif avait été envahi, lorsque l’Impératrice avait quitté les Tuileries, un vieillard, un homme sage et de raison froide, vint au Journal des Débats ; se frottant les mains et grimaçant, selon son habitude, il nous dit : « Notre armée est anéantie, mais nous n’en sommes pas moins délivrés des Bonaparte. » Le soir même, chez moi, le petit-fils d’un général de la Révolution disait : « J’aime mieux voir les Prussiens à Paris et l’Empereur prisonnier que de savoir les Français victorieux et l’Empereur sur le trône. » Le 1er janvier 1871, Vitet[1], de l’Académie française, résumant, dans la chronique de la Revue des Deux Mondes, les principaux événements de l’année qui venait de s’écouler, écrivait : « L’année 1870 n’aura point été inféconde, car elle a vu la chute de l’Empire. »

Aux environs du 18 mars 1871, lorsque Paris ressemblait déjà à une caserne de janissaires révoltés, je fus accosté, sur le boulevard de la Madeleine, par un haut fonctionnaire de la Marine. Naturellement nous parlâmes des désastres sous lesquels le pays fléchissait et il me dit : « Ça nous coûte dix milliards, cent cinquante mille hommes, deux provinces ; mais ce n’est pas trop payer l’effondrement des Bonaparte ! » Tous ces propos, que je viens de rapporter, je les ai entendus, et, malgré le long temps écoulé, ce n’est pas sans émotion que je les répète. La haine, l’envie extra-

  1. Vitet (Louis), 1802-1873. Homme de lettres, député à l’Assemblée législative de 1849, d’opinions conservatrices, désapprouva le coup d’État du 2 décembre, se tint à l’écart de la politique sous l’Empire et fut élu, en 1871, à l’Assemblée nationale. (N. d. É.)