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geait la construction d’une trirème éperonnée qui resta immobile, à Asnières, parce que nul rameur ne parvint à la faire démarrer. L’Empereur prit goût à ce travail ; singulier délassement pour un souverain qui répond du sort de quarante millions d’hommes.

Il avait encore une autre façon de veiller à leur bonheur ; il inventait des canons ; il les rayait, il en modifiait l’âme et le projectile. Le « modèle Napoléon III » fut célèbre dans les artilleries d’Europe ; mais on le perfectionna ; il s’en aperçut à Wœrth et à Sedan. Bien plus, il imagina la mitrailleuse ; découverte pleine de glorieuses promesses, où le colonel Reyffie le seconda. Sous le manteau, on en parlait ; grâce à cet engin formidable, toute victoire nous était assurée ; à peine serait-il nécessaire de mettre quelques bataillons en ligne, pour la forme seulement ; la mitrailleuse suffisait ; nulle armée ne résisterait. On disait qu’il n’avait fallu rien de moins que du génie pour inventer une arme pareille ; jamais, dans aucun temps, chez aucun peuple, rien de semblable n’avait été vu.

Ô lecteur, ouvre le Journal de l’avocat Barbier, à la date du mois de juin 1759, et voici ce que tu liras : « On a essayé, depuis quinze jours, à l’arsenal, de petits canons qui tirent vingt coups dans une minute, ce qui paraît incroyable ; mais l’expérience est sûre et a été vue par bien des personnes. Ces canons sont de deux livres de balles ; il y a sept hommes pour servir chaque canon, et, en une demi-minute, le canon est démonté, transporté par ces sept hommes et remonté[1]. » Hélas ! lorsque l’on essaya ces mitrailleuses invincibles contre les armées de la Prusse, on put reconnaître que nul engin de guerre, si perfectionné qu’il soit, ne prévaut contre le nombre et la discipline. Les mitrailleuses impériales, comme l’on disait alors, ont été le trophée des batailles qu’elles n’ont point gagnées.

Les victoires matérielles ont des résultats périssables : Hohenlinden, Austerlitz, Iéna, Wagram, vous ne me démentirez pas ! Les victoires remportées par les arts, par les lettres, par la science, ont des résultats immortels ; Napoléon III ne les provoqua pas, et c’est pourquoi son règne, quand même il ne se fût pas écroulé dans un désastre, gardera dans l’histoire

  1. Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763), ou Journal de Barbier, avocat au Parlement, Paris, Charpentier, 1857. t. VII, p. 166.