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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/142

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Bernis et affirmait qu’il était incapable d’une telle indélicatesse. Le comte de Bernis fut averti et demanda une audience à l’Empereur, auquel il expliqua ce qui s’était passé, manifestant son irritation de se voir accusé d’un procédé de maquignon, indigne d’un galant homme. L’Empereur haussa les épaules et répondit : « Ce diable d’E… ! il n’en fait jamais d’autres ! » Ce « diable d’E… », grand dignitaire des Tuileries, finit ambassadeur de France !

Napoléon III fut obligé de mettre le holà entre deux de ses ministres, dans des circonstances qui lui parurent plaisantes, et où la politique n’était pour rien. Je ne désignerai les personnages que par des sobriquets. Portentosus, voyant son fils en âge de tirer à la conscription et ne se souciant pas de dépenser quelques écus pour lui acheter un remplaçant, le fit exempter par les médecins du conseil de revision. Quoique le conscrit fût d’une santé dont son père pouvait être satisfait, il fut réformé pour cause de maladie cutanée incurable. Selon l’usage, le motif de l’exemption fut porté sur les registres militaires. Deux ans plus tard, avisant en Champagne une jeune fille dotée de sept cent mille francs et ayant quelques millions en espérance, il la demanda pour son fils. Le père, marchand de vins, fut flatté d’entrer dans la famille d’une Excellence ; les accordailles furent conclues, et tout marchait à souhait, lorsque Ploutocratès eut vent de l’affaire.

Il se dit que la demoiselle et sa grosse fortune conviendraient fort à son fils. Il eut alors un devoir pénible à remplir, mais il n’hésita pas à faire prévenir, en sous-main, la famille de la fiancée que le jeune Portentosus, quoique doué de toutes les qualités où une femme légitime peut trouver le bonheur, était affligé d’une maladie cutanée incurable ; que les registres du ministère de la Guerre en faisaient foi, ainsi qu’il serait facile de le vérifier. On vérifia, et le fils de Portentosus fut remercié, ce qui permit au fils Ploutocratès d’épouser les sept cent mille francs de dot et les futurs millions. Portentosus se plaignit à l’Empereur ; celui-ci en parla à Ploutocratès, qui expliqua la « négociation ». L’Empereur se contenta de dire : « Ce n’est pas maladroit ; je vois que vous êtes un homme de ressource. »

Indifférent à la moralité de ceux qui le servaient, pourvu qu’ils servissent, il restait également indifférent aux périls dont il était menacé. Peu d’hommes ont possédé à un tel degré le flegme dans l’intrépidité ; Pianori tirait sur lui