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des pompes funèbres de le conduire au cimetière de Neuilly. Ceci ne faisait point l’affaire des énergumènes qui voulaient promener le corps dans Paris, selon les bonnes coutumes, à travers les Champs-Élysées, les boulevards, devant la population rassemblée, que l’on serait peut-être parvenu à soulever. Au moment où le corbillard quittait la maison mortuaire, le frère du ministre actuel des Affaires étrangères, Flourens, homme d’une rare intelligence, mais dont la tête détraquée entrait en folie au seul mot de révolution, Flourens voulut saisir les chevaux par la bride et forcer le char funèbre à prendre la route de Paris. Il en fut empêché ; par qui ? par Rochefort, qui savait que des dispositions militaires avaient été prises et qui était persuadé que l’on eût marché vers un écrasement certain, sans compensation. Entre les deux révolutionnaires, la lutte fut vive, l’homme d’action dut céder devant l’homme de plume, et le cortège s’éloigna vers le cimetière de Neuilly ; mais il ne se disloqua point et c’est en masse serrée qu’il se présenta à la barrière de l’Étoile et la franchit.

Des régiments d’infanterie et de cavalerie étaient en rang sur le Cours-la-Reine ; l’artillerie attelée occupait le palais de l’Industrie ; le jardin du palais de l’Élysée regorgeait de troupes ; tous les régiments, consignés dans les casernes, attendaient, l’arme au pied. La répression eût été terrible ; la désirait-on ? je ne sais, mais on l’eût exécutée sans merci et j’ai entendu exprimer le regret — auquel je n’ai su m’associer — qu’elle eût été évitée. Au rond-point des Champs-Élysées se tenait le maréchal Canrobert, au milieu de son état-major, ayant à ses côtés le ministre de l’Intérieur, Chevandier de Valdrôme, dont il devait recevoir les instructions. Le maréchal Canrobert est un des hommes les plus braves qui existent. Il était tellement ému de la responsabilité qui lui pouvait incomber qu’il ne trouvait point la palette de son étrier pour y mettre le pied et monter à cheval ; Chevandier de Valdrôme, un peu grotesque avec son habit noir, sa ceinture blanche et son chapeau de haute forme, sauta lestement en selle et attendit, calme et résolu, après avoir fait placer trois tambours devant lui. Sous les arbres, déjà obscurcis par le crépuscule, on entendait les commandements et le froissement des armes.

La foule, marchant en bon ordre et en rangs pressés, occupait toute la largeur de l’avenue des Champs-Élysées,