Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/302

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qui est restée secrète, explique l’erreur d’Andréas Memor.

Dès que l’on sut à Vienne — et on l’apprit immédiatement — que la France se disposait à faire un casus belli de la candidature Hohenzollern, le comte de Beust, premier ministre de la monarchie austro-hongroise, consulta les chefs de l’État-Major, qui déclarèrent que six semaines au moins leur seraient nécessaires pour être prêts à entrer en campagne. Le comte de Beust envoya tout de suite à Paris deux hommes de confiance, dont l’un était Julian Klaczko[1], bien connu des lecteurs de la Revue des Deux Mondes, et qui alors remplissait les fonctions de conseiller aux relations extérieures d’Autriche. C’est lui qui m’a raconté les détails de son entrevue avec le duc de Gramont, dont nulle considération ne put éveiller la prudence. À toutes les observations qui lui étaient adressées, il répondait qu’ayant charge de l’honneur de la France il ne devait, sous aucun prétexte, le laisser exposé aux fantaisies de M. de Bismarck et que, dût-il aller seul au combat, il irait. Rien ne pouvait l’engager à introduire une action diplomatique à laquelle l’Europe s’associerait, ce qui permettait, au moins, de grouper en face de la Prusse des forces devant lesquelles il lui faudrait réfléchir.

Le dernier mot de l’entretien en donne le sens complet et le résume. Comme les envoyés autrichiens insistaient encore, le duc de Gramont répondit : « Vous ne voulez pas vous associer à nos victoires, soit : libre à vous ; mais nous sommes bons princes et nous vous en laisserons profiter. » Klaczko m’a dit que son compagnon et lui s’étaient arrêtés sur le palier du grand escalier de l’hôtel des Affaires étrangères, et qu’après avoir échangé quelques paroles ils avaient été pris d’un rire nerveux qui s’était terminé par un flot de larmes. Ils comprenaient que la défaite de la France entraînait forcément, et pour de longues années, la soumission de l’Autriche à la Prusse ; Vienne ne remuerait plus sans l’autorisation de Berlin.

Pendant que les envoyés du comte de Beust étaient à Paris, la situation de l’Autriche était déjà modifiée ; sa sécurité n’était plus indemne ; sa liberté d’action était

  1. Klaczko (Julian), 1828-1906. Polonais (sujet autrichien), il publia, de 1866 à 1869, dans la Revue des Deux Mondes, des articles sur la politique contemporaine et fut le collaborateur de Beust au ministère des Affaires étrangères (1869-1870). (N. d. É.)