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l’autre. Elles devaient réussir ou échouer selon l’événement.

L’événement fut la défaite de Mac-Mahon et l’invasion de la France. Les glaives qui s’agitaient dans les fourreaux devinrent subitement immobiles. À l’intérêt que notre cause avait pu inspirer succéda l’indifférence, peut-être même l’hostilité, et chaque peuple se railla de la nation devant laquelle l’Europe avait tremblé. Il devait en être ainsi, car la politique est chose humaine ; elle se prosterne devant les forts et crache sur les faibles. En telle matière, il n’y a ni droit, ni justice, ni grandeur d’âme ; il n’y a que la force. C’est pourquoi le meilleur moyen d’être respecté de ses voisins et de vivre en paix à leur contact est d’être plus fort qu’eux.

En apprenant le résultat de la bataille de Wœrth, l’empereur de Russie dit au comte Chreptowitch, son grand chambellan, qui était près de lui à Moscou : « C’est la revanche de Sébastopol. » Presque en même temps, il recevait un télégramme du roi de Prusse : « Après Dieu, c’est à toi que je dois la victoire. Guillaume. » Victor-Emmanuel, averti par un message de Visconti-Venosta, s’écria : « Oh ! le pauvre Empereur ! » puis, après une seconde de réflexion, il ajouta : « C’est égal, je l’ai échappé belle », et de ce moment il se mit à regarder vers Rome avec plus d’intensité que jamais. Tous les souverains s’empressèrent à féliciter le vainqueur ; on rivalisa de zèle pour saluer l’épée rouge de notre sang. Napoléon III reçut-il un seul témoignage de sympathie ou de commisération ? j’en doute.

Je me souviens qu’un de mes amis, le sculpteur Christophe, se rencontrant chez moi avec le comte de Nesselrode, fils de l’ancien grand chancelier de Russie, dit : « Est-ce que l’Europe nous laissera écraser ? » Nesselrode, d’un ton de conviction et de tristesse, répondit : « Avec volupté. » Ce mot — un mot de conversation — dépassait la mesure ; mais « avec satisfaction » n’eût été que l’expression de la vérité. Le cri d’orgueil qui éclata en Allemagne dissimula mal la surprise d’une si facile et si grande victoire ; on ne se ménagea ni les compliments ni les sornettes. On découvrit que c’était la main — la main même — de Dieu qui avait dirigé les événements et que c’était la moralité allemande qui avait été spécialement désignée par la Providence pour châtier l’immoralité française. Or je connais la moralité allemande et l’on peut m’en croire : moralité allemande, immoralité