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blique ! » Six chefs de section, six dignitaires de la Société des Droits de l’Homme furent avertis par Godefroy Cavaignac. Ce groupe de sept hommes jeunes, ambitieux, décidés à ne reculer devant aucune violence, se réunit dans le chantier de la Galiote et attendit l’événement.

Le chantier de la Galiote était situé boulevard Beaumarchais, au point de jonction avec le boulevard du Temple ; il occupait un vaste terrain qui s’étendait en contrebas du boulevard. Ces quartiers, alors peu habités, où des masures étaient disséminées çà et là, où nulle maison bourgeoise ne s’élevait encore, ne ressemblaient en rien au quartier populeux et marchand que nous voyons aujourd’hui. C’était boueux, sale, fréquenté par les saltimbanques et sans grande sécurité dès que tombait la nuit ; cette partie des anciens « remparts » est la dernière qui ait été appropriée aux besoins d’une grande ville. Le chantier de la Galiote appartenait à Jules Bastide, le même qui fut ministre des Affaires étrangères pendant les pouvoirs du général Cavaignac.

J’ai connu Jules Bastide ; c’était un homme de mœurs douces, que la politique, ou, pour mieux dire, l’ambition déçue avait saturé de haine. Avec sa moustache en brosse, son long visage, sa haute taille, sa grande redingote bleue toujours boutonnée, il ressemblait à un gendarme habillé en « civil ». Je l’ai vu éclater en larmes, parce qu’il venait de retrouver inopinément une lettre écrite par son père, mort depuis vingt ans ; je l’ai entendu pousser de véritables cris de rage, en parlant de Louis-Philippe et de Napoléon III. Pendant l’insurrection de juin 1848, il mit des pistolets dans sa poche, se fit accompagner par deux agents de police et fouilla Paris afin de découvrir le prince Louis-Napoléon Bonaparte, auquel il voulait brûler la cervelle ; il ne le trouva pas ; le prince était caché rue du Cherche-Midi, chez Chabrier, qui, sous le Second Empire, fut directeur général des Archives et sénateur.

Jules Bastide mettait depuis longtemps son chantier à la disposition des conspirateurs ; c’est là, sous l’abri des piles de bois, que furent décidés les soulèvements de 1832 et de 1834. Le lieu était bien choisi, et, comme le propriétaire du chantier était un chef de société secrète, on était en sûreté et l’on n’épargnait pas les motions. Les initiés qui s’y réunirent le 28 juillet 1835, dans la matinée, furent Jules Bastide, Godefroy Cavaignac, le docteur Recurt, qui fut ministre de