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« Lâchez cet homme, je vous l’ordonne ; je suis l’Impératrice. » Trois ou quatre passants s’arrêtèrent. Evans ne manqua point de présence d’esprit ; il se toucha le front, pour indiquer que l’on avait affaire à une folle et, sans encombre, on put gagner une auberge. Les chevaux n’en pouvaient plus ; les roues du landau se détraquaient, il fallait du repos aux uns, un charron aux autres ; on loua un char à bancs et l’on repartit. Le 6 septembre, vers midi, on parvint au bout du voyage, à Deauville, après trente-six heures de route ininterrompue. Evans installa dans une maison meublée l’Impératrice, qui était devenue une dame anglaise frappée d’aliénation mentale, voyageant avec son médecin, avec sa femme de chambre, et que l’on reconduisait en Angleterre.

Vers deux heures, Thomas Evans et son neveu allèrent sur le port pour examiner les bateaux. Il avisa, amarré au quai, un yacht anglais de quarante-deux tonneaux nommé La Gazelle et qui battait pavillon anglais. Il demanda l’autorisation de le visiter. Le propriétaire était à bord ; c’était Sir John Burgoyne Montagu. Evans se présenta : « Docteur Thomas Evans, membre de la Société internationale de Secours aux blessés. » Puis, abordant sans détour la question qui le poignait, il dit à Sir John Burgoyne : « Je vous prie de prendre immédiatement à votre bord l’impératrice Eugénie, qui est cachée à Deauville, où elle peut être arrêtée d’un instant à l’autre. » Sir John, ancien officier aux gardes de la Reine, un peu rude de façons et ayant vécu à Paris, se mit à rire et répondit : « Est-ce que vous croyez que je suis homme à me laisser « blaguer » par des yankees ? »

À cette riposte, le visage d’Evans exprima une telle émotion et un si cruel désappointement que Sir John comprit qu’on ne voulait point le « blaguer », et qu’il se trouvait en présence d’une infortune digne de pitié ; tout de suite alors, il dit : « J’y consens, je fais prendre les dispositions nécessaires et je réclame la responsabilité de tout ce qui s’en pourra suivre. L’embarquement en plein jour est impossible. Ce soir à onze heures, trouvez-vous sur le quai, je vous y rencontrerai. » Evans insista pour que le départ s’effectuât plus tôt. Il disait : « Je possède à Paris un hôtel dans lequel il y a pour plus de quatre millions d’objets d’art ; si l’on apprend que j’ai favorisé la fuite de l’Impératrice, ma maison sera pillée et ça sera une grosse perte pour moi. » Sir John répondit qu’il en était bien fâché, mais qu’il n’y pouvait rien. Puis