Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/129

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lutionnaires les bandits vont sortir ; ils égorgeront les honnêtes gens, ils mettront la ville au pillage, ils la brûleront ; assez d’horreurs ! La tâche de ma vie est terminée ; adieu, je vais mourir. » Il m’embrassa et sortit en courant. Je savais qu’il était parfois emphatique ; je crus que les événements lui avaient un peu troublé l’entendement ; je n’attachai point grande importance à ses paroles. Le pauvre homme avait eu pour lui et pour la France une vision de l’avenir. Il arrivait le 7 septembre à Montauban ; le 8, il y mourait, frappé d’une congestion foudroyante. J’ai cité ce fait qui n’a pas dû être isolé à cette époque ; c’est le témoignage de l’état de certains esprits.

Il avait été convenu que Piétri prendrait le train de Genève dans la soirée du mardi 6 septembre ; j’étais décidé à l’accompagner jusqu’en lieu sûr et à revenir préparer le départ de sa femme, qui, étant accouchée le 28 août, n’était pas encore en état de supporter le voyage. Piétri était très connu à Paris, car il ne se ménageait pas et se montrait volontiers où sa vigilance lui semblait nécessaire. Il portait la moustache et la mouche ; s’il les enlevait, son visage serait modifié et il pourrait mieux échapper aux regards. Je lui en fis l’observation, qu’il accueillit. Je lui remis tout ce qu’il fallait pour se raser et il passa dans ma chambre à coucher, pendant que je rangeais des paperasses dans mon cabinet. Il reparut presque aussitôt et, jetant le rasoir encore fermé sur la table, il s’écria : « Non ! je ne changerai rien à ma barbe, je ne me déguiserai point comme un malfaiteur ; voilà vingt ans que je suis fonctionnaire ; je ne suis ni un assassin, ni un voleur ; je ne fuirai pas, je partirai ; que l’on m’arrête si l’on veut ; je n’ai rien à cacher dans ma vie et je ne me cacherai pas. » L’indignation de cet honnête homme m’avait ému ; je lui pris les mains : « Mon bon ami, il en sera ce que vous voudrez ; à la grâce de Dieu ! »

Le train express que nous devions prendre partait ordinairement à 7 heures 55 minutes du soir ; pensant que les voyageurs seraient nombreux, nous étions arrivés en gare à sept heures un quart. C’était un encombrement ; la foule remplissait la salle des pas perdus, les salles d’attente, se pressait aux guichets et voulait forcer les portes des quais du départ. On eût dit l’émigration d’un peuple ; les bagages arrivaient par charretées ; les gens de service perdaient la tête ; tout le monde les interpellait ; c’était — on le pouvait croire du