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mobiles de province, quelques bataillons de garde nationale composés, en majeure partie, de « gens comme il faut » habitant les quartiers riches, formaient une armée qui n’était pas sans valeur et dont un chef habile aurait pu se servir utilement. Le corps de troupes, trop souvent noyé dans la masse indisciplinée des mobiles de la Seine, des bataillons de Belleville, de la Villette, de Ménilmontant, de la barrière d’Italie, de Grenelle, restait correct plutôt sous l’influence du patriotisme que sous celle de la discipline. Il résultait de cet ordre de choses que, dans la même ville, vivant côte à côte, s’inspirant de passions opposées, il y eut deux armées en présence, deux sœurs ennemies qui se soupçonnaient, se redoutaient, se haïssaient : l’une qui sollicitait d’être menée contre les troupes de la Prusse, l’autre qui se réservait pour une insurrection espérée. Celle-ci échoua le 31 octobre 1870, mais réussit le 18 mars 1871.

C’est probablement parce qu’il connaissait bien cette situation qui, par elle-même, constituait déjà un danger redoutable, que Trochu avait promptement renoncé à faire un effort violent et se contentait de ce qu’il appelait une « galante défense ». Il n’était point le seul à n’avoir aucune foi dans l’avenir ; tous les généraux qui combattirent devant Paris faisaient leur devoir, sans se marchander, mais savaient que la ville était condamnée, et que, malgré les sorties, les coups de canon et les fusillades, elle tomberait à une date que l’on pouvait fixer d’avance. Quelques-uns même ne crurent point devoir cacher leur opinion. La compagnie franche des tirailleurs de la Seine, organisée à l’instar des chasseurs à pied, fut toujours au feu, cantonnée à Boulogne, gênant fort les Allemands établis entre Sèvres et Saint-Cloud ; elle avait même parfois réduit au silence la batterie prussienne établie à Breteuil. Parmi les corps libres qui s’étaient improvisés et imposés, c’était une troupe d’élite recrutée parmi des auditeurs au Conseil d’État, des conseillers à la Cour des Comptes, des avocats ; sans bruit, sans forfanterie, on s’y conduisait comme des vétérans rompus aux batailles.

Elle relevait hiérarchiquement du général Dumoulin, une bonne culotte de peau, qui parlait avec une grosse voix, en frisant une grosse moustache et en n’évitant pas les gros mots. Un jour, il dit à Arthur Kratz, lieutenant de la compagnie, qui jour et nuit était à son poste : « Pas d’imprudences