Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’outrecuidance. C’est un des rares hommes que j’ai côtoyés dont l’ambition était légitime et justifiée par des qualités d’un aloi supérieur. Ingénieux à se retourner, plein de ressources, sachant céder, sans avoir l’air de reculer, ne dédaignant point l’emploi de petits moyens et n’aimant pas à casser les vitres, méprisant volontiers ce que l’on a nommé « les nouvelles couches », très pacifique et compatissant aux misères humaines, il eût été, je crois, un premier ministre remarquable. Il l’a été et ne s’est point refusé à certains compromis parlementaires, auxquels le maréchal Mac-Mahon, alors président de la République, n’a rien compris. Entre le philosophe habile jusqu’à l’astuce et le soldat entêté jusqu’à l’obtusité, le bon accord ne pouvait durer longtemps. Jules Simon fut congédié comme un laquais. La France n’y a rien gagné ; le renvoi du ministre fut la cause première de la chute du maréchal et prépara l’avènement du radicalisme.

Je me suis laissé aller à devancer les événements en parlant de Jules Simon, qui traîne aujourd’hui une existence ennuyée, où les séances de l’Académie française sont presque une distraction. Au mois d’août 1870, il était dans toute l’ardeur d’un homme qui voit s’écrouler un gouvernement qu’il déteste et s’approcher l’heure de saisir le pouvoir qu’il convoite. Il était maître alors dans les discussions de la rue de la Sourdière ; on le consultait, on l’écoutait, et il était rare que sa paisible malice n’eût raison des motions violentes que n’épargnaient ni Glais-Bizoin, ni Étienne Arago, ni Steenackers, ni même Jules Favre. Son éloquence familière et, pour ainsi dire, maternelle, gagnait les cœurs et pénétrait les esprits. Il était maître en l’art de parler et parlait si doucement, si habilement qu’il semblait moins exprimer son opinion que traduire la pensée de ses auditeurs.

La prise de Nancy, le mouvement avorté de Blanqui et de ses complices paraissaient avoir stimulé l’émulation des hommes de la Sourdière et, sans plus tarder, ils voulaient soulever la population, décréter d’accusation l’Impératrice régente, proclamer la République et mettre le ministère à la porte. Étienne Arago, noyé dans sa rhétorique, expliquait que rien n’était plus facile ; Steenackers promettait de marcher à la tête des combattants ; Jules Favre se chargeait de préparer les décrets ; Glais-Bizoin demandait la levée en masse et Ernest Picard ricanait, en pensant qu’il serait bien-