Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/23

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une rare sagacité d’esprit. Sa réponse, dont plus d’une fois il m’a parlé, peut se résumer ainsi : « Je suis prêt à agir, et les arrestations ne sont point difficiles à opérer ; mais il ne faut point se dissimuler qu’elles soulèveront une très violente émotion dans le peuple de Paris et provoqueront peut-être une insurrection ; M. le ministre de la Guerre est-il en mesure de la réprimer ? Quand même l’insurrection serait étouffée, une dépêche annonçant un nouvel échec pour nos armes remettrait les choses en question ; tout est à craindre alors ; la population entière se dressera contre nous, le trône sera brûlé et l’Empire balayé en un clin d’œil, car les insurgés auront pour complices les hommes ulcérés de voir la France vaincue. Si nous pouvions nous appuyer sur une victoire, je répondrais de tout ; dans l’état actuel des choses, je ne peux répondre que du dévouement de la police. »

Jules Brame prit la parole ; l’Impératrice le redoutait, car elle n’ignorait point qu’au fond, par sympathie personnelle et par ses tendances politiques, il penchait vers l’orléanisme. Elle le connaissait mal. Brame était un homme énergique, aisément emporté, pour qui le dicton : mauvaise tête et bon cœur, semblait avoir été fait ; il avait l’intelligence rapide et la résolution ferme ; en outre, il était de caractère chevaleresque et toujours prêt à croiser la lance contre les moulins à vent. Il en résulta un bouleversement complet dans ses opinions. Il était entré au Conseil avec des idées qui frisaient l’opposition ; mais il ne put rester spectateur indifférent des misères souveraines ; chez lui, ce fut affaire de sentiment et il se résolut à protéger de toutes ses forces le régime qu’il n’avait jamais hésité à combattre. Bref, il était devenu impérialiste et, de plus, amoureux fou de l’Impératrice. Il dit : « Si M. le préfet de Police se charge des arrestations, c’est à nous à veiller au maintien de l’ordre dans la rue ; c’est pourquoi je propose de conserver à Paris la division d’infanterie de marine qui est bien commandée, forte de 12 000 hommes, et qui peut tout sauver ici, tandis qu’elle ne sauvera rien à l’armée, où elle ne sera qu’un appoint insuffisant. » L’amiral Rigault de Genouilly répliqua : « Le maréchal Mac-Mahon la réclame avec insistance. »

Un seul ministre n’avait point parlé ; c’était Clément Duvernois, que ses collègues traitaient un peu par-dessous la jambe. C’était plus qu’un nouveau venu, c’était un parvenu mêlé aux intrigues plutôt qu’à la politique. On ne