Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/238

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pour la galerie, comme on dit, mais on n’ignorait pas que les événements ne se souciaient guère des discours et qu’ils s’imposaient avec une force désespérante. Le maître réel, le dictateur de la situation, n’était ni à Paris avec Trochu et Vinoy qui lui avait succédé, ni à Bordeaux avec Gambetta, ni en province avec les généraux en déroute et les recrues dispersées ; il était à Versailles, en la personne de Bismarck. Heureusement ! Je le dis en toute sincérité, car si le maître avait été de Moltke, la France eût été frappée à mort. Jules Favre savait bien qu’il lui fallait subir la loi du vainqueur ; il n’était plus l’homme de Ferrières ; il était devenu humble et, sans qu’il s’en doutât, il avait pris la route qui devait le conduire à une conclusion rapide. L’empereur Frédéric III, dans ses notes quotidiennes, a consigné un fait qui semble ne pouvoir être révoqué en doute : « 2 et 8 février 1871. Bismarck dit qu’il se fait l’effet d’être au service de la France, car tous les Français lui demandent conseil. Il trouve Jules Favre abattu et modéré, mais si peu au courant des affaires que les réponses les plus urgentes restent en suspens, parce qu’il en oublie la moitié. »

Certes, le Conseil de la Défense nationale n’était point sur un lit de roses ; il avait à résoudre plus de problèmes que sa capacité ne le lui permettait ; tout en rejetant les fautes commises sur le compte de l’Empire et du pouvoir personnel, qui n’avait été, en somme, depuis le 2 janvier 1870, que le pouvoir parlementaire, il se trouvait écrasé sous le poids d’une responsabilité qu’il a toujours tenté de repousser, mais qui, devant l’histoire, sera à lui, tout à lui, rien qu’à lui. La tâche était ardue ; des hommes plus intelligents et moins infatués y eussent succombé. Subir un armistice qui impliquait une cession de territoire et une lourde indemnité de guerre ; tenir en laisse une garde nationale ivre de révolte et qui ne demandait qu’à se battre, depuis que l’on ne se battait plus ; neutraliser les partis hostiles à la République, qui existait de fait, quoiqu’en droit elle n’eût pas été reconnue, préparer les élections prochaines : c’était excessif, mais ce n’était pas tout.

Un péril redoutable compromettait la paix que l’on était forcé de conclure, menaçait l’existence même de la France et en livrait le sort à de terribles hasards. Gambetta s’agitait à Bordeaux, poussait des clameurs de guerre et déclarait que l’armistice de Versailles, applicable seulement à Paris,