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geait aucune ambition et permettait, au contraire, à chaque conviction de garder ses espérances. M. Thiers laissait faire et ne disait rien ; lorsqu’on lui parlait des princes d’Orléans, il répondait : « Ce sont de très honnêtes gens, de très honnêtes gens ; je les connais beaucoup et j’ai en grande vénération la mémoire du roi Louis-Philippe, qui était un fort honnête homme, un fort honnête homme. »

Le duc d’Aumale avait été élu député dans le département de l’Oise, où il possède le domaine de Chantilly. Lorsqu’il quitta l’Angleterre pour venir prendre possession de son siège à l’Assemblée nationale, il fut reconduit jusqu’au port d’embarquement par Laugel[1], qui était son secrétaire, et par Edmond Archdeacon, qui était un des amis avec lesquels il avait souvent chassé à Twickenham. L’un et l’autre l’adjurèrent de poursuivre sa route en France jusqu’à Bordeaux, sans s’arrêter, et de prendre langue immédiatement avec les députés, avant d’avoir vu aucun des membres du gouvernement. Il parut surpris de cette recommandation et on lui fit alors observer que, les lois d’exil promulguées, le 26 mai 1848, contre sa famille n’étant point abrogées, on pouvait les rendre exécutoires contre lui partout ailleurs qu’au lieu même de l’Assemblée, où ses partisans étaient assez nombreux pour tenir en échec les républicains doctrinaires qu’offusqueraient sa popularité, son renom militaire et sa qualité de prince de la branche cadette des Bourbons. Qu’en pensa le duc d’Aumale ? Je n’en sais rien ; mais il faut croire qu’il ne tint pas compte des observations que la sagacité de ses amis lui avait adressées, ou qu’il ne sentit fatigué, car il s’arrêta à Angoulême. Il y était attendu.

Celui qui le guettait et sut le saisir au passage était un émissaire de M. Thiers, il est à peine besoin de le dire. Je l’ai connu ou plutôt aperçu dans quelques salons où je fréquentais aux soirs de ma trentième année. Il s’appelait Trubert. Marié en premières noces à la fille d’un Silvain Dumon, qui fut ministre des Travaux publics dans un des nombreux ministères de la monarchie de Juillet, marié en secondes noces à la fille d’un ancien ambassadeur nommé Piscatory[2], il singeait de son mieux les hommes de vie élégante ; sa façon

  1. Laugel (Antoine), 1830-1899. Homme de lettres. (N. d. É.)
  2. Piscatory (Théobald), 1799-1870. Homme politique et diplomate. Pair de France en 1846, député en 1849, il prit sa retraite après le coup d’État. (N. d. É.)