Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/255

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De son côté, Bismarck disait à Thiers : « Est-ce à l’historien du Consulat et de l’Empire que je dois rappeler l’histoire ? Au lieu d’un souverain chrétien et pacifique, au lieu de l’empereur mon maître, supposez que vous ayez à débattre la paix avec un conquérant infatué de lui-même, comme Napoléon Ier ? Vous savez aussi bien que moi quelles sont les exigences que vous auriez à subir et que le cours de la Seine deviendrait la frontière de l’Allemagne. » Thiers répondait, en agitant ses petits bras : « J’ai toujours été opposé à cette guerre, vous ne pouvez l’ignorer. » Brutalement, Bismarck riposta : « Oui, vous étiez opposé à cette guerre, parce que vous étiez persuadé que nous serions battus et que vous redoutiez par-dessus tout de voir la puissance de Napoléon III se fortifier et s’affermir. »

Avant l’arrivée de Thiers à Versailles, Bismarck et de Moltke avaient eu un entretien à la villa des Ombrages, chez le Prince royal. L’héritier de la couronne d’Allemagne, qui, cédant aux prières de la princesse Victoria, sa femme, avait retardé le plus possible l’inutile bombardement de Paris, penchait vers les idées de modération, et il voulut se rendre compte par lui-même de l’opinion politique et de l’opinion militaire qui étaient en contradiction ouverte au sujet des conditions de paix que l’on allait discuter. C’est au Prince royal que je dois ce récit ; il me l’a fait en 1886, à Heidelberg, au cours des longues conversations que j’eus alors avec lui ; je ne puis que le reproduire, tel que je l’ai publié dans L’Allemagne actuelle.

« Si le feld-maréchal de Moltke avait tenu la plume du plénipotentiaire, à la place du prince de Bismarck, la France était perdue ; il disait : « Il faut occuper ce pays pendant trente ans, saisir les impôts, les recettes des douanes, des postes, des octrois, des chemins de fer ; en fait d’armée, ne laisser que la gendarmerie et, dans trente ans, il n’y aura plus de France. » Bismarck répondait : « La France a été maîtresse de l’Allemagne ; elle l’a morcelée à sa guise ; elle a eu ses grand-gardes à Dantzig, elle a taillé le royaume de Westphalie en plein territoire allemand ; cela ne lui a servi qu’à s’affaiblir. Pour occuper militairement la France, il faudrait 300 000 hommes ; nous en aurons peut-être besoin ailleurs. Laissez-la faire ; elle épuisera sa vitalité sur elle-