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de ses troupes ; il entra par la porte de Saint-Cloud, en voiture découverte ; la route était si mauvaise, si défoncée par les charrois, si obstruée de barricades qu’il rebroussa chemin et retourna à Versailles. Bismarck vint à Paris et se promena dans l’avenue des Champs-Élysées, à pied, causant de-ci de-là avec les officiers qu’il connaissait. Un fait peint l’homme. Un des rares curieux — on avait fait le vide autour des soldats de l’Allemagne — était arrêté, fumant, et d’un air farouche regardait Bismarck. Celui-ci tira un cigare de sa poche et, marchant droit vers ce spectateur irrité, il lui demanda du feu. L’homme tendit son cigare et resta découvert, tant que Bismarck alluma le sien. Le lendemain 2 mars, le prince de la Couronne et son beau-frère le grand-duc de Bade visitèrent les troupes à Paris. On préparait les grandes et solennelles revues pour les jours suivants, dans les Champs-Élysées, vers les quais de la Conférence et de Billy[1] ; on avait compté sans la prestesse de Thiers et l’activité de l’Assemblée nationale.

Le 3 mars, il fallut déguerpir, car on venait de recevoir l’annonce officielle que le traité préliminaire de paix était ratifié. Dans l’entourage de l’empereur Guillaume, on considéra cet empressement à en finir comme un acte de mauvais goût et un défaut de respect pour le vainqueur. La déconvenue fut complète ; il semblait, en vérité, que le seul but de cette campagne n’avait été que de parader dans Paris et que, ce but manqué, tout était manqué. C’est sur la déclaration de Thiers que l’Empereur avait basé ses calculs ; il avait compté sur huit jours pleins et il n’avait guère eu plus de vingt-quatre heures.

Un témoin oculaire, attaché de très près à la couronne de Guillaume, a noté l’impression du moment. « Sa Majesté, dit-il, voulait, pendant toute la semaine, passer chaque jour une grande revue aux Champs-Élysées, jusqu’à ce que le dernier soldat fût entré dans Paris. Mais toute cette combinaison fut déjouée par la ruse du futur président de la République. Il obtint en un seul jour ce qu’il déclarait ne pouvoir faire en moins d’une semaine. Le chagrin que l’on éprouva à cette fatale nouvelle, tous ceux qui ont pris part à cette campagne le savent, et on peut le mesurer lorsque l’on a lu les

  1. Le quai de Billy (ou plutôt Debilly) est devenu par la suite le quai de Tokio, puis de New York. (N. d. É.)