Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/269

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pendre Émile Ollivier. » L’autre dit : « Il faut proclamer le comte de Paris ; après tout, il est de famille militaire, il rétablira la discipline dans l’armée. » Le troisième s’écria : « Ce que nous allons faire ? Mais c’est bien simple ; il n’y a pas deux solutions, il n’y en a qu’une : rappeler le comte de Chambord, le conduire à Reims, où l’on saura bien retrouver une Sainte Ampoule et casser la figure à tous ceux qui ne seront pas contents. » Ce général légitimiste, qui était de pleine roture, jurait comme un Templier et roulait des yeux furibonds. Je lui demandai : « Et la République, qu’en faites-vous ? » Il éclata. « Vous me la baillez belle avec votre République ; il y a peut-être des va-nu pieds qui en veulent, mais vous savez bien que personne n’y croit ; ne vous moquez pas de moi, je vous en prie. La République, je vous parie cent mille écus contre un balai de chiendent qu’avant six semaines elle sera culbutée. » Je n’ai pas tenu le pari, je le regrette.

Ces trois braves gens représentaient assez correctement l’opinion, qui était divisée en trois tronçons de forces à peu près égales, car la Commune semblait avoir porté un coup mortel au parti républicain doctrinaire. Dans les combinaisons politiques où l’on se complaisait, la République tenait bien peu de place, si peu de place en vérité qu’elle ne comptait pour rien. Dans cette lutte d’ambitions de trois systèmes qui se neutralisaient les uns les autres, elle fut le quatrième larron, ce qui étonna et ne satisfit guère les Orléans, les Bourbons et les Bonaparte.

À ce moment précis (juin 1871), Paris avait repris une animation extraordinaire. Les étrangers y affluaient et s’y promenaient, levant le nez, regardant les murailles écroulées, les maisons émiettées par l’incendie, les statues de la place de la Concorde coupées en deux par les obus, les arbres hachés par la mitraille, les soldats vêtus de draps de toute couleur, les théâtres éventrés, qui montraient les mystères de leurs coulisses ravagées par le feu. On les voyait par les rues, tenant en main et consultant des yeux le Guide de l’étranger à travers les ruines, poussant des exclamations de surprise et s’amusant prodigieusement. C’était un spectacle insupportable ; nous étions passés à l’état de bêtes curieuses, et l’on venait nous voir comme on regarde des animaux féroces, devenus inoffensifs à force d’avoir été blessés. Non seulement on nous contemplait, mais on nous donnait des conseils.