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libérer le territoire. » Il n’était point avare de belles paroles ; c’était sa monnaie courante ; il la prodiguait. Son patriotisme ne voulait rien écouter, tant que le sol du pays ne serait point purgé de l’élément étranger qui le souillait. Était-ce à lui, était-ce à la France qu’il pensait, lorsqu’il faisait ces sortes de confidences aux groupes parlementaires qui le pressaient pour tenter de le faire incliner de leur côté ? Certaines révélations faites en 1887 pourront répondre à cette question.

Paul Dhormoys a publié un volume intitulé La Comédie politique, souvenirs d’un comparse[1]. Sténographe du Corps législatif et de l’Assemblée nationale, un peu préfet après l’armistice, lié avec beaucoup d’hommes politiques, ayant rendu des services en quelques circonstances difficiles, ayant écouté bien des récriminations, noté bien des propos, recueilli bien des anecdotes, sceptique, connaissant le dessous des choses et le dedans des hommes, il était placé aux premières loges pour voir ; son témoignage a du poids, car son récit est éclatant de sincérité ; or il raconte que Thiers, volontairement et de propos préconçu, a reculé l’époque de la libération possible du territoire. Voici comment :

Le traité de Francfort, qui consacrait définitivement les préliminaires de paix débattus à Versailles, ratifiés par l’Assemblée nationale, fut signé le 10 mai 1871 à Francfort-sur-le-Main par les plénipotentiaires allemands et français.

Pouyer-Quertier pour la France et Bismarck pour l’Allemagne avaient été les seuls et vrais maîtres de la discussion, qui s’était terminée par un accord sans dissonance. Un goût semblable avait servi de trait d’union entre eux et les avait rapprochés ; tous deux caressaient volontiers la bouteille, tous deux étaient des buveurs énergiques. Ils se livraient ensemble à des passes de verres et s’admiraient mutuellement, car leur capacité était prodigieuse. Pouyer-Quertier, qui, sous une apparence épaisse, cachait beaucoup de finesse, était un gros Normand, filateur à Rouen, ou fabricant de cotonnade, je ne sais plus, éloquent à sa manière, très rond, mais très roué, aimant les longs repas, les historiettes grivoises, le large rire et surtout le bon vin. On a dit qu’en qualité de Rouennais il a sacrifié Mulhouse, qu’il eût pu conserver à la France, car les pays tisseurs de l’Alle-

  1. Paris, Ollendorff, 1886-1887, 1 vol. in-16 de 345 pages.