Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/283

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demander à Bismarck quelle serait l’attitude du gouvernement allemand envers l’empereur Napoléon, si celui-ci remontait sur le trône, soit à l’aide d’un coup de force, soit en vertu d’un vote de la nation. Le comte Chouvaloff accepta la mission qui lui était confiée. Six semaines après, il était à Varzin[1] et avait avec le Chancelier une conversation qu’il m’a répétée par le menu.

Il n’y a pas à tâter les hommes pareils au prince de Bismarck ; aller droit au but, leur parler sans restriction ni sous-entendu, c’est le meilleur moyen de provoquer et d’obtenir leur franchise.

Le comte Chouvaloff, qui était un fin diplomate, le savait, et il agit en conséquence. Il transmit les paroles du général Fleury, faisant observer que, pour sa part, il était un mandataire de bon vouloir, mais désintéressé dans la question, et ajoutant qu’il ferait connaître la réponse, quelle qu’elle fût, sans la discuter. Bismarck l’écouta attentivement et s’écria : « Rien ne pourrait nous faire plus de plaisir. » Il fut abondant et, comme me le disait le comte Chouvaloff, « il vida son sac ». Il se montra tel qu’il était alors, avant que l’exercice d’un pouvoir sans contrôle, mais non sans lutte, n’eût modifié son caractère et n’eût développé, à côté de sa haute intelligence, les petitesses d’esprit qui l’ont rendu acariâtre, haineux et taquin. À cette époque, dix-huit mois après la guerre, il avait une sorte de sérénité qu’il n’a plus à cette heure, où l’ombre d’une contradiction le jette hors de lui.

Fumant sa longue pipe d’étudiant et buvant des chopes de bière, parlant avec cette bonhomie qui bien souvent n’était pas feinte, il disait au comte Chouvaloff : « J’ai fait ce que j’ai pu pour conserver la couronne à ce malheureux Napoléon, je me suis brisé contre la volonté de Thiers, contre le fanatisme de Jules Favre, qui n’a jamais voulu consentir à laisser désarmer sa garde nationale, sa populace de Paris, qu’il gardait comme le bataillon sacré de la démagogie pour s’opposer à un retour de l’Empereur. C’était leur cauchemar ; ils le voyaient toujours revenant à la tête de ses soldats prisonniers en Allemagne et demandant des comptes à ce Gouvernement de la Défense nationale qui a mis la France dans l’état que vous savez. D’accord avec le Roi, et sans que les messieurs de l’État-Major en aient rien su, j’ai été bien plus

  1. Résidence du prince de Bismarck, en Poméranie. (N. d. É.)