Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/44

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des hommes isolés allant au grappillage et à la maraude, mais, sauf les « tirailleurs de la Seine », qui tinrent au pont de Sèvres pendant toute la période de l’investissement, on peut dire que ces partisans firent à l’armée allemande un mal qui retomba au centuple sur nous, car partout où leur présence fut signalée les Prussiens brûlèrent les fermes et les villages.

Le jeudi 1er septembre, mon valet de chambre, en entrant à sept heures du matin chez moi, tenait un journal à la main et avait le visage rayonnant. « Est-ce donc une victoire ? — Non, monsieur, c’est bien mieux, le roi de Prusse est devenu fou ; la guerre va finir. » Il me tendit le journal Le National ; je l’ai gardé et je copie textuellement l’article que j’y lus avec un sentiment de colère et de dégoût dont je ne fus pas maître :

« Le roi Guillaume est fou. Les vives émotions qu’il a éprouvées à la suite des combats du 14, du 16 et du 18, dans lesquels a été fauchée la fine fleur de l’aristocratie prussienne, avaient déjà ébranlé sa raison, qui n’aurait pu tenir devant les détails de l’horrible scène dont ont été témoins les carrières de Jaumont. L’état du roi a été dissimulé le plus longtemps possible, et M. de Bismarck s’est rendu en toute hâte auprès de la reine Augusta pour tâcher de parer au coup fatal porté à la dynastie des Hohenzollern. Il serait revenu précipitamment au quartier général pour empêcher le départ du roi, qui voulait rentrer en Prusse. L’état d’hostilité dans lequel se trouvent le Prince royal et le prince Frédéric-Charles pourrait amener les plus graves conséquences, si l’apparence de l’autorité du roi n’était là pour les contenir. Voilà des incidents avec lesquels n’avaient point compté ni la diplomatie de M. de Bismarck, ni la stratégie de M. de Moltke. »

C’est le commencement de ce système de fausses nouvelles qui prévaudra pendant toute la guerre, afin, disait-on, de remonter le moral de la population. Il n’est bourde si invraisemblable, mensonge si honteux que l’on ne jette en pâture à la crédulité publique ; c’est ainsi que l’on entretiendra ces illusions qu’il eût été sage de dissiper, car elles n’ont produit que d’inutiles massacres et la prolongation de souffrances où le peuple de Paris s’est démoralisé. Une fois engagé sur cette voie, on ne saura plus où s’arrêter ; et, dans le mois de novembre, un journal ira jusqu’à publier cette dépêche extravagante : « Nous apprenons de source certaine qu’avant-hier six cent mille Américains ont débarqué à Bordeaux avec leur attirail de guerre complet, pour venir