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Régère à bras-le-corps et l’envoya rouler dans le couloir.

On se précipita dans la salle des séances dont les factieux étaient déjà les maîtres, mêlés aux gardes nationaux qui semblaient leur servir de guides ou d’escorte. Tous les hommes sensés, envisageant d’un coup d’œil le péril du lendemain, étaient désespérés : je n’en excepte ni Jules Grévy, qui se lamentait, ni Gambetta, qui enflait vainement ses poumons, sans parvenir à faire retirer les envahisseurs. C’est au milieu d’une tempête de vociférations que la séance fut levée. Le bruit se répandit tout à coup que le peuple se portait à l’Hôtel de Ville pour y proclamer un gouvernement ; c’était aller bien vite, plus vite que les députés de l’opposition irréconciliable. On courut, car la victoire paraissait devoir rester au plus rapide.

À l’instant où la cohue, au milieu de laquelle se perdirent les députés, allait déboucher sur la place de Grève, après avoir suivi les quais, un fiacre y pénétrait par la rue de Rivoli ; c’était le char de l’État, car il portait le général Trochu, modestement vêtu d’un costume civil et accompagné d’un personnage dont je n’ai jamais su le nom. Sur le marchepied du berlingot, debout, saluant le peuple, criant : « Vive la République ! » se tenait Daniel Wilson[1], qui, à l’heure où je relis ces lignes (24 novembre 1887), fait parler de lui plus qu’il ne convient à un gendre du chef de l’État. C’est la première fois dans cette journée que le gouverneur de Paris apparaît : à quoi a-t-il obéi ? À sa conscience de soldat, de catholique et de Breton, ou aux suggestions que la veille, dans la soirée, un fabricant de doublé d’or, nommé Tirard, futur ministre des Finances de la République, et Ernest Picard, bientôt membre du Gouvernement de la Défense nationale, lui avaient discrètement glissées à l’oreille ? Question difficile à résoudre et qui jette quelque louche sur sa conduite.

Ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à entrer dans l’Hôtel de Ville, déjà occupé par les meneurs d’insurrections : le Jacobinisme, l’Hébertisme et la Revendication sociale s’en étaient déjà emparés et libellaient des listes du gouvernement provisoire, ou, pour dire vrai, du Comité de Salut

  1. Wilson (Daniel), 1840-1902, homme politique, député de 1869 à 1870 et de 1871 à 1885, fut impliqué dans l’« affaire des décorations », qui amena le 1er décembre 1887 la démission du président Grévy, son beau-père. (N. d. É.)