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LE VOYAGEUR.

naire de vivre qui saisit le voyageur, éperdu devant certains spectacles et comme enlevé à sa propre humanité par l’irrésistible besoin de s’anéantir dans l’âme universelle. J’ai chanté à tue-tête, au delà de Koseyr, en voyant les flots de la mer Rouge baigner les pieds de mon dromadaire, et plus tard j’ai eu les larmes aux yeux, lorsque, au soir, le coude de la route de Mar-Sabah m’a caché, au delà du lac Asphaltite, les montagnes que je contemplais depuis le matin. Au mois de janvier 1870, je rencontrai Gautier ; il était triste et dolent ; il me dit, avec une expression découragée, comme s’il sentait son dernier rêve lui échapper : « Hélas ! nous ne voyagerons plus ! »

La vivacité de l’émotion augmente encore chez Gautier la puissance de la vision ; ses yeux de myope fouillèrent partout, ne négligèrent aucun détail et gravèrent à jamais dans sa mémoire les images qu’ils avaient recueillies : ce qui lui donna une force singulière de description, lorsqu’il écrivit le récit de son voyage. Avec lui, il n’est plus question de cette phraséologie descriptive qui ne décrivait rien et que le romantisme, trop occupé a costumer de pied en cap les légendes du moyen âge, n’avait pas encore détruite. Les bosquets, les charmilles, les paysages « faits pour le plaisir des yeux » verdoyaient toujours par-ci par-là. Jean-Jacques Rousseau, qui se disait l’amant de la nature, mais qui n’en fut pas le peintre, n’avait point fermé son école de paysagiste ; son influence est encore très sensible dans les premiers romans de