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LE POÈTE.

mon crime de pauvreté, et cependant, Dieu sait que si je suis criminel, c’est bien malgré moi. » Certes il a regretté de n’avoir pas l’aisance qui l’eût rendu indépendant ; il a regretté d’être forcé de vivre au jour le jour, à ce point que toute paresse, bien plus, toute maladie lui était interdite, sous peine de trouver vide la huche au pain et d’entendre les créanciers frapper à sa porte ; mais si on lui eût offert l’existence rêvée, l’existence de Fortunio, à la condition de renoncer à la poésie et de ne jamais plus écrire un vers, il eût repoussé l’offre, sans hésiter, et comme Antoine de Navarre, en son château de la Bonne Aventure, il eût répondu :

J’aime mieux ma mie, au gué !
J’aime mieux ma mie.

Il n’eut pas à résister, car on ne le tenta pas. Il ne connut guère la valeur de l’argent que par la peine qu’il eut à le gagner. Il ne sut jamais débattre ses intérêts : par insouciance, par la conviction qu’il y était malhabile, par pudeur de soi-même ? Je l’ignore, mais il fut le plus désintéressé des hommes, et, en cela, sa grandeur n’eut point de défaillance. Dénué de tout esprit d’intrigue, crédule comme ceux qui ne mentent pas, il ne se fit jamais valoir ; il n’a tiré d’autre parti de son talent que d’en subsister. Jamais il n’a daigné s’imposer : ce qui lui eût été plus facile qu’à tant d’autres que l’on pourrait nommer, car au besoin sa plume eût été redoutable. Le combat pour la vie, si fort en usage de nos jours,